À Sanaa, capitale du Yémen, là où le bruissement des ailes du jour se pose sur la plaine, un camion rouge aux roues criardes obstrue la vue d'un homme qui s'agite au loin. Zoom avant. Au milieu d'un champ, l'homme lutte dans le vide, brassant l'air comme un peintre en manque de peinture. Il porte l'estocade contre le néant, contre un être invisible à la puissance multiple, aux visages infinis, à l'orgueil irrévocable : la modernité.
En 1971, Pier Paolo Pasolini, illustre réalisateur d'alors et d'aujourd'hui encore, réalise un documentaire en forme d'appel à l'Unesco. Sous sa face plus abordable, moins celle du cinéaste que de l'homme, Pasolini engage sa propre personne dans cet appel en posant sa voix sur les images captées. Lui, poète et cinéaste aujourd'hui disparu, aujourd'hui toujours entendu et toujours vu, est parti au Yémen pour y tourner deux scènes du Décaméron mais il en a profité pour imprimer, un dimanche comme un autre, ce territoire appartenant au passé. Il filme alors une ville qui le fascine, expliquant de manière didactique le contexte politique du moment, captant la silhouette de cette ville cernée par l'irruption de la modernité avant même qu'il ne soit trop tard.
Avant de créer un pont symbolique avec son Italie natale et la défiguration de la ville d'Orte, Pasolini tend à restituer la superbe de Sanaa, cette cité au destin inéluctable en proie à un cheval de Troie. La délicatesse et la simplicité des mouvements de panoramiques (de bas en haut, de haut en bas, de gauche à droite et de droite à gauche) contre les parois des maisons-tours aux nombreux étages toujours debout, signalent le désir d'un homme pour un être convoité. Dans l'enceinte dans laquelle Pasolini nous fait avancer, vers les vapeurs d'un futur néant, le bitume qui s'engouffre entre les murs fait offense à la terre crue des maisons de pisé. C'est un habitat qui est en danger. C'est une culture qui est uniformisée. Ce n'est pas un problème pour les Yéménites mais, comme le sous-entend Pasolini, cela pourrait le devenir.
Revoir ces images en 2022, alors que la guerre frappe le Yémen s'apparente à une rencontre avec un fantôme. Le marchand de sable qu'était supposée être la modernité n'était finalement qu'un marchand de cendres. Ces images du passé s'entrechoquent avec celles de l'actualité, offrant à ce film une ampleur autre, un territoire nouveau, un hors-champ temporel, un delta du vide. Restent les fantômes, les mains vides, les corps criblés de balles, les rêves criblés de dalle, les pensées rongées, les promesses balayées.
Reste également ce film Les Murs de Sanaa - documentaire en forme d'appel à l'Unesco qui est une lutte don quichottesque contre la modernité. Mais qu’est-ce qu’un appel lancé à un sourd ? Qu'est-ce qu'une main tendue à un manchot ? Qu’est-ce le cinéma si ce n’est capter un passé déjà révoqué, envoyé au-delà du futur dans une lointaine éternité ? Qu'est-ce que ce documentaire, si ce n'est autre qu’une détresse ou mieux, une preuve d’amour sans condition.