La contrainte peut booster la création et ce mélodrame en est une démonstration lumineuse. Sorti en 1957, à une époque où le code Hays (1934-1966) s'applique encore, Peyton Place a tout de la guimauve dorée et beaucoup du pamphlet : il dépasse ces deux catégories et évite leurs écueils (même s'il manque parfois d'approfondissements). Adapté d'un best-seller éponyme de Grace Metalious, Peyton Place se déroule dans les années 1940, au sein d'une petite ville lisse et paisible. L’œuvre s'attache à aller sous le vernis et traiter les zones d'ombre de ces citoyens, pour la plupart des membres respectables de la société et de sains représentants de la middle-class. Si Mark Robson n'est pas un cinéaste retenu par la postérité (éclectique avant, consacré à des films d'aventures/catastrophes ensuite), la production (supervisée par la 20th Century Fox) est remarquable. Ces Plaisirs de l'enfer (titre français très bis, l'original étant plus logique car très soap) sont un modèle de l'âge d'or du CinemaScope.
Des sujets assez sombres, voire sales (viol, avortement, suicide etc), sont abordés sans crudité excessive ni racolage. La censure devient une variable d'ajustement, assurant paradoxalement que le maximum sera évoqué sans violer la bienséance. L'écriture est très fine, les portraits passionnants ; par exemple, celui de cette professeure forcée d'admettre la fatuité des idéaux méritocratiques, mais s'efforçant d'y croire encore. Face aux provocations sensées d'un ouvrier, elle préfère rétorquer qu'il a cherché sa situation, s'est insuffisamment battu ; elle s'accroche encore, en somme, mais il le faut bien, car elle ne peut pas trop vite admettre une vie de vains sacrifices et de représentations chiquées. Naturellement, lorsque le nouveau proviseur (un étranger ambitieux débarqué pour lui voler sa consécration) lui fait un beau discours éthique et idéaliste, elle se laisse acheter. Chacun se sauve comme il peut et il y a même de jolies manières pour ça. Le personnage le plus intéressant est celui de Lana Turner, une femme exigeante, 'parfaite', connaissant tous les sacrifices et les angles morts de la beauté. Elle consacre son énergie à tenter de réformer sa fille, pendant que se poursuit son propre effondrement, lent et sans contreparties.
Le film dépasse le besoin de juger, pour livrer une approche à la fois romanesque et sensible ; il sait émouvoir sur commande tout en restant sophistiqué et compréhensif. Quand il montre cette petite communauté exemplaire et ses failles, ses contorsions savantes et ses dysfonctionnements (l'autoritarisme parental et l'obsession de la réputation en première ligne), c'est toujours de façon équilibrée, simultanément avec fracas et délicatesse. C'est mielleux et réaliste, voire cynique ; et d'ailleurs chez ces gens, hypocrites sans doute, la cohésion n'empêche pas la lucidité. Néanmoins ces qualités se galvaudent dans le dernier tiers (sur plus de 2h30), avec la levée des secrets. La séquence du tribunal est éloquente mais, parce que plus criarde, elle devient plus lourdingue avec les décennies du recul. Surtout, le passage à la 'critique' est superflu et plutôt raté. La dénonciation du sommeil des bourgeois et de l'imminence de conflits générationnels est sensée ; ce bout d'Amérique n'est pas à l'abri d'un essoufflement, voire d'un étiolement des valeurs. En revanche les considérations sur la pauvreté tiennent du vœu pieux, voire du lyrisme d'éditorialiste mondain à l'indignation courte.
Si à ce moment c'est socialement audacieux, alors Capra vingt ans avant (Mr Smith, Mr Deeds) devait être un dangereux révolutionnaire. De plus, on reste établi sur des résolutions sans vrai progrès ; les éléments au début (comme ceux relatifs à la professeure, ou le nouveau proviseur dont l'arrivée semblait devoir lancer les hostilités), depuis qu'on s'en est écarté, semblent finalement n'avoir rien à révéler. En dernière instance, Peyton Place perd une once de son aura et s'achève de manière ambiguë, comme si la tradition et les violons reprenaient leurs droits, donnant un cachet rassurant, confortable, mais entamant un peu l'éclat. Malgré ces nuances malvenues, Peyton Place reste une remarquable entreprise de déniaisage, d'autant plus louable qu'elle renouvelle la magie de ce qu'elle semble profaner, son emphase récupérant les aspects sacrifiés du mythe de l'american way of life. Il est loin, le romantisme de martyr, parfois sans cause, des films avec James Dean (surtout La Fureur de vivre de Ray) où on vomit un ordre social diabolisé afin de se donner l'impression d'être en lutte sans sortir de la morale adolescente. La réussite est telle qu'elle participe à l'édification du soap, à son passage de l'anecdote ou de l'accident à la respectabilité et aux quantités industrielles.
Le film est un immense succès en son temps : neuf nominations (infructueuses) aux Oscars et la deuxième position au box-office de 1957 (derrière Le pont de la rivière Kwai). Après lui viendra la série, Peyton Place (1964-1969), premier feuilleton soap en soirée, resté le « prime time serial » le plus long de l'histoire de la télévision américaine (aidé par une diffusion bi-hebdomadaire ; il dépasse les 500 épisodes) malgré l'âge d'or du genre dans les années 1980 (Dallas, Dynastie et les autres). Plus largement, la marque Peyton Place donne une impulsion décisive au soap ; ils existaient déjà (le pionnier, Guiding Light, démarre en 1952), mais en les amenant en soirée Peyton contribue à en faire une institution anglo-saxonne. Elle constitue une sorte de matrice, d'usine à vocations dans le domaine, aux États-Unis. D'ailleurs Peyton est l'ancêtre direct de Blue Velvet, Lynch ré-employant le cadre (ville 'de province' plutôt chic aux USA) pour aller plus loin et plus fort dans la logique ; mais aussi Hope Lange, s'inspirant de son personnage et reprenant l'actrice pour en faire la mère de Sandy (la niaise BCBG fricotant avec Jeffrey/MacLahlan).
https://zogarok.wordpress.com/2015/12/06/les-plaisirs-de-lenfer-peyton-place/