Les Poussières
7.1
Les Poussières

Court-métrage documentaire de Georges Franju (1953)

"Les poussières" est un court métrage documentaire de Georges Franju, réalisé en 1953. En 1936, il est notamment le créateur de la Cinémathèque française en collaboration avec Henri Langlois. Franju est un réalisateur reconnu pour des courts métrages documentaires tels que "Le Sang des bêtes" ou "Hôtel des invalides", mais par ailleurs il a réalisé des longs métrages de fiction comme "Les Yeux sans visage" avec Pierre Brasseur. Suite au succès de son documentaire, "Le Sang des bêtes", notamment grâce à la critique de Jean Cocteau, ses six prochains documentaires seront des commandes du gouvernement français. "Les Poussières" est donc une commande de l'institut national de la sécurité du travail qui consiste à prévenir les ouvriers du danger de la poussière sur leur lieu de travail afin qu'ils s'équipent avec les outils nécessaires tel que les masques filtrants.Dans ce documentaire, Franju a écrit quasiment tous ses commentaires avant de tourner les images contrairement à ses autres oeuvres où il a eu besoin de voir ce qu'il allait tourner pour poser la narration sur les images. Ce film traite donc la notion de danger des particules de poussières de différentes manières, nous allons donc étudier les différents aspects de ce documentaire, à savoir l'aspect scientifique mais aussi l'aspect sociétal. Nous nous pencherons notamment sur les problèmes qu'il a pu rencontrer et donc sur la mise en scène utilisée pour contourner les difficultés, c'est à dire la manière dont le documentaire amène son argumentation sur le danger et les moyens d'endiguement créés contre celui-ci. Nous conclurons par la suite sur le message que fait passer Franju en le comparant avec l'idée que voulait dégager la commande de départ.


En premier lieu, le documentaire s'ouvre sur ce que l'on appelle l'infiniment grand en physique, en effet les commentaires de Franju, narrés par Georges Hubert, nous indiquent le poids de la poussière qui se déplace dans le vide de l'univers. Puis nous allons découvrir des plans successifs montrant les différentes poussières existantes naturellement sur notre planète avec un commentaire descriptif qui accompagne l'image. Comme dans la plupart de ses documentaires, Franju accompagne l'image avec un apport narratif répétant au spectateur ce qu'il voit, ceci dans le but d'accentuer l'accumulation des différentes poussières présentes dans notre environnement. Ceci représente un premier point de l'aspect scientifique du documentaire, en comparaison, les plans suivants représentent plus l'aspect sociétal étant donné que l'on commence à parler des poussières fabriquées par l'homme et son industrialisation. De plus Franju choisit très bien ces plans de passage de la poussière naturelle à la poussière industrielle, le dernier plan de poussière naturelle montre la légèreté du pollen puis un fondu enchaîné nous amène sur un plan en contre plongée d'une cheminée industrielle dégageant une épaisse fumée noire, d'ailleurs la narration est importante ici car il est dit « lourde poussière industrielle » afin d'accentuer, en plus de la contre plongée, le côté oppressant et dangereux de celle-ci. Ici les poussières sont aussi, comme le dit
Gérard Leblanc dans son livre "Georges Franju : une esthétique de la déstabilisation", « source d'émerveillement et de destruction tout à la fois ». L'accumulation des plans montrant les différents types de poussières et la tournure scientifique vont rendre la chose encore plus effrayante. Lorsque l'on allume un projecteur dans le hangar contenant le lin, on a une vue macroscopique à la cinquième minute du film, que l'on peut qualifier d'insert de la poussière volatile, puis une vue microscopique de celle-ci conduisant à des risques pulmonaires énoncés dans le commentaire : les pneumoconioses. La peur du spectateur est encore plus présente lorsque des maladies, « dont l'action sur l'organisme est d'une exceptionnelle gravité », sont invisibles à l’oeil nu. Et l'on surenchérit avec les images microscopiques des docteurs Policard et Collet montrant l'attaque de la molécule de silice sur une cellule entraînant la silicose. Ce passage du macroscopique au microscopique, similaire aux procédés d'études en biologie, rend compte du danger encouru face à la poussière, le spectateur peut être tellement effrayé qu'il peut en arriver à souffrir d'un sentiment hypocondriaque. L'emploie d'un langage et d'une technique scientifique amène donc le spectateur à se méfier de ce qui l'entoure, et surtout à se méfier de ce qu'il ne voit pas. Cette approche va donc être introduite dans un contexte de société, l'industrie, afin que la prévention auprès de l'ouvrier soit totale. Seulement, le principe de cette commande ne doit pas être de faire peur à l'ouvrier mais de le prévenir des dangers pour s'en protéger.


Tout au long du documentaire, nous avons donc une lutte entre les dangers de la poussière et les protections existantes contre ses risques, une note en page 6 de son document de tournage indique cela: «Donner aux images et au commentaire l’aspect d’une constante compétition entre le risque de maladie et les moyens de sécurité employés pour la prévenir. ». Mais Franju fait un constat plutôt négatif, le risque de maladies est plus élevé que les moyens utilisés pour se protéger. Durant le documentaire nous avons une accumulation de maladies et de risques contre un unique moyen (peu efficace) d'y échapper, le masque de protection. « La poussière de silice […] a rendu nécessaire à la suite d'accidents mortels le port du masque de protection », Franju avec cette phrase rend compte des dangers mortels de l'industrie tout en faisant ce que l'institut lui demande, de la prévention. Seulement le réalisateur choisit très bien son exemple, il choisit pour illustrer le port du masque une industrie consistant à fabriquer un élément déjà existant dans la nature, le sable, une manière de dire que les risques pris par les ouvriers sont inutiles. Ici Franju commence à soulever le problème d'un point de vue sociétal, doit-on faire travailler des hommes au péril de leur vie pour produire plus ? (notion capitaliste). Franju utilise des expressions comme « invasion de la matière » tout en accumulant les différentes manières d'être exposé à ces particules, dans les industries, et même ailleurs comme certaines poussières sont rejetées dans des cours d'eau et que la silice, par exemple, est insoluble, on en revient donc à l'aspect sociétal car ce n'est plus uniquement l'ouvrier qui est exposé à ce danger. Franju fait donc de la prévention tout en dénonçant l'industrialisation, par exemple, après le constat fait dans la transformation de galet en sable, nous nous intéressons à la porcelaine de Limoge, là encore il y a l'utilisation du nom des roches pour la composition d'une assiette en porcelaine (Kaolin, Feldspath et surtout Silice pure) afin de rendre un constat scientifique, puis derrière cela on parle du « faiseur de bord », sans doute le plus exposé à la poussière dans ce milieu. On peut d'ailleurs observer « une abondante poussière riche en Silice » qui se dégage de l'assiette, or il n'y a pas un seul artisan qui porte un masque de protection. Et pour montrer au spectateur la proximité de ce danger omniprésent pour l'artisan, lorsqu'il souffle sur
l'assiette, il est filmé en très gros plan sans commentaire, de cette manière le commanditaire ne peut pas reprocher à Franju de donner son avis sur ce que l'on voit, il ne fait que filmer un évènement réel sans l'interpréter. Il a donc eu des contraintes pour cette commande, comme il n'était pas du même avis que son commanditaire, il fallait trouver un moyen de rendre compte de sa pensée sans pour autant voir son film interdit par l'INRS.


Les moyens utilisés pour ne pas être interdit sont l'autocensure, mais surtout la mise en scène et le commentaire, ou justement l'absence de commentaire afin de pouvoir donner son avis de manière implicite, comme avec la porcelaine où l'on voit les ouvriers sans protection sans que le commentaire n'y fasse allusion, si il l'avait fait le commanditaire aurait pu intervenir en lui disant que le message du films n'est pas de dénoncer les normes de sécurité mais d'inciter les ouvriers à l'appliquer. Revenons à l'usine de broyage de galets, le commentaire de départ était «Dans cette usine à fabriquer de la poussière, l’homme, imitant la mer, a fait du sable avec les galets.» or dans le film il n'y a pas « Dans cette usine à fabriquer de la poussière » car cela remettrait en cause la responsabilité des industriels à propos de la santé des ouvriers. Notons par ailleurs que cette phrase est en parfaite opposition avec le contexte scientifique présent depuis le début, ceci est l'une «des marques de fabrique» de Franju, il y a toujours un élément poétique pour s'opposer à l'ambiance générale, tel "Le Sang des bêtes" mélangeant horreur et poésie, et ce n'est pas la seule fois où l'on observe cela dans le film, après la détection par radiographie du poumon touché par la silice (aspect scientifique), nous avons un plan d'ensemble de montagnes avec un mouvement panoramique, l'horreur de la maladie en opposition avec la beauté des chaînes de montagnes. Une manière notamment de laisser respirer le spectateur qui accumule beaucoup d'informations sur des risques mortels qui l'entourent. Pour ce qui est des couleurs, comme ce film est en noir et blanc, Franju va
jouer sur les gammes de noirs, gris et blancs que l'on retrouve à cause des poussières, nous avons donc des villages noircis ainsi que des villages blanchis, ce jeu de couleur est là pour montrer l'extrême quantité de poussières présente dans les régions minières par exemple. Il joue notamment avec la teinte de gris lors du plan dans la mine où l'ouvrier récolte l'air afin de mesurer le taux de particules de poussières au litre d'air, on observe sur ce plan fixe une teinte de l'image de plus en plus noire jusqu'à ne plus voir, ou presque, le protagoniste. Nous suivons alors le filtre en laboratoire et le commentaire nous apprend, avec une nouvelle fois, une démarche scientifique (description avec des termes savants), que « les nuages d'explosions dans les tunnels renferment une quantité record de poussières, plus de 200 millions de particules au litre d'air ». Le commentaire ne fait que rapporter des chiffres officiels mais le spectateur comprend que Franju dénonce cela avec « quantité record », il aurait très bien pu donner les chiffres sans dire que cette quantité est énorme, tel un scientifique qui ne fait qu'analyser sans juger. Il joue donc à chaque fois entre la dénonciation implicite et l'aspect scientifique qui rappelle une certaine objectivité. Mais le plan final ainsi que son commentaire sont plutôt violents pour quelqu'un qui ne veut pas heurter son commanditaire, en effet le plan final est une explosion nucléaire avec comme accompagnement cette phrase : «L’homme plus puissant que les éléments qu’il discipline, sera-t-il préservé contre la mortelle radioactivité des poussières atomiques… aérosols qui menacent le monde». Franju sous entend donc, alors que durant tout le film il tourne autour du problème sans vraiment l'énoncer, que les industriels conduisent autant à la mort leurs ouvriers qu'une bombe nucléaire, ou alors il dénonce les avancés technologiques qui nous consument plutôt que de nous faire évoluer.

Franju est donc loin de la vision de son commanditaire, mais le film reste tout de même dans l'objectif initial, mettre en garde les ouvriers et les inciter à se protéger. Seulement Franju intervient à sa manière en accumulant les plans sur les poussières plus que sur les masques afin de montrer que celles-ci sont plus nombreuses que les moyens de protections. D'ailleurs la séquence sur la porcelaine de Limoge montre clairement l'absence de protection, et cela sans les besoins du commentaire. Par ailleurs il utilise des contre-plongées sur infrastructures et les immenses cheminées dégageant une épaisse fumée noire (on peut notamment faire une affiliation à une machine de mort avec les camps d'exterminations nazis). Mais la force de Franju se trouve dans le plan final, pendant tout le film il cherche à dénoncer implicitement, par des plans spécifiques, des commentaires, des angles de caméras et une démarche scientifique, des problèmes que le commanditaire ne veut pas voir dans le film, pour au final nous apporter un plan « coup de poing » qui va apporter une réflexion franche au spectateur sans pour autant exprimer le fond de sa pensée sur le système capitaliste et son industrialisation mortelle. Tout cela grâce à un questionnement, en effet il n'affirme pas sa pensée, il pose la question au spectateur de manière à l'emmener vers sa pensée, mais aussi vers la peur, avec ce sentiment que la maladie est partout et que nous sommes sur la voir de l'autodestruction.






Bibliographie
- LEBLANC Gérard, Georges Franju : Une esthétique de la déstabilisation, Créaphis,
collection Images Photos, 1er janvier 1993, p 52-58

- BLUHER Dominique, THOMAS François, Le court-métrage français de 1945 à
1968, Poussières : l’écriture du réel contre le réel documentaire par LEBLANC Gérard,
Presses universitaires de Rennes, Spectaculaire cinéma, 2008, p 235-241

- INCE Kate, Georges Franju : Au-delà du cinéma fantastique, L'Harmattan,
collection Cinéma et Société, 25 novembre 2008, p 36-37

- http://www.cahiersducinema.com/GEORGES-FRANJU.html

- http://www.unifrance.org/film/34352/les-poussieres
Morgan_Coche
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le 13 déc. 2013

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Morgan Cinéma

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