Jungle massive
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L’appellation « naturaliste » n’est généralement pas très heureuse au cinéma, si ce n’est pour plaquer des thèmes apparus au préalable dans la littérature, et adaptés avec plus ou moins de fidélité – et de talent.
C’est pourtant le terme qui sied le mieux à cette œuvre incroyable qu’est le film de von Stroheim, du moins dans l’une de ses multiples ambitions. Naturaliste, ce récit tragique et sans concession qui voit un rustre une possible rédemption par l’amour avant une déchéance spectaculaire, cette galerie de personnages brutaux, définis par leurs appétits, dirigés par des passions dévorantes et destructrices ; naturaliste, enfin, ce regard noir porté sur la nature humaine et cette implacable prison d’une structure narrative sans échappatoire. C’est ici qu’on trouve la meilleure transcription de l’écriture zolienne, alors qu’on n’adapte même pas son œuvre. Parmi tant d’autres, les scènes du banquet de mariage durant lequel on se goinfre ou l’effroi de la nuit de noce qui lui succède semblent tout droit sorties des Rougon-Macquart.
La dimension littéraire apparait aussi dans l’ambition générale du propos. Le film initial durait 8 heures, et son montage actuel de 2h30 en restitue déjà l’ampleur : chaque événement appelle son contrepoint en matière de décadence : si Mc Teague parvient à dompter sa violence pour s’intégrer au monde, celle-ci reviendra de façon plus éclatante encore. S’il trouve un emploi socialement plus élevé, c’est pour qu’on l’en prive plus tard ; si son épouse gagne à la loterie, c’est pour précipiter sa perte.
En résulte une ironie acerbe qui lorgne du côté de l’humour noir, voire du pur sadisme. Les portraits de visages progressivement défigurés par la haine, les gros plans sur des poings qui se serrent alimentent ainsi un défilé des rustres qui ne laisse jamais véritablement de répit. Ainsi de cette incroyable scène de mariage, qui laisse passer dans son arrière-plan un corbillard, annonçant avec un malin plaisir toute l’illusion de la fête.
Mais von Stroheim ne se borne pas pour autant à une transcription réaliste des passions humaines. Son œuvre est aussi empreinte d’un expressionnisme tout à fait singulier, qui va provoquer des images proprement fantastiques. Le cauchemar de la déraison se voit ainsi illustré d’inserts symboliques récurrents, notamment à travers la métaphore filée de la cage à oiseaux qui traverse tout le récit, le gros plan sur les yeux du chat qui les scrute, et jusqu’à ces tableaux de mains noueuses empoignant les pièces d’or.
L’interaction avec les lieux permet d’accroitre cette imagerie de l’excès et de la déraison.
L’intégration passait par la constitution d’un foyer, et succédait à la mine dans laquelle les accès de violence du protagoniste semblaient pouvoir s’épancher dans ce lien direct aux entrailles de la terre ; mais l’intérieur devient rapidement une cellule névrotique, et la folie meurtrière conduit à un voyage halluciné qui sera le point d’orgue du récit.
La vallée de la mort, lieu symbolique s’il en est, sera donc la scène finale de la tragédie annoncée. Superbes plans dans lesquels la chaleur implacable transpire à chaque seconde, alternance entre un horizon sans destination et l’altercation brutale des pantins qui s’y agitent vainement.
Œuvre folle, Les Rapaces est un monument noir. Cette plasticité, cette incarnation d’une rare intensité donnent à voir comme jamais des destinées qui se consument, et témoignent de la possibilité, dès 1924, du cinéma à gifler son spectateur.
(8.5/10)
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Créée
le 13 oct. 2017
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