Meurtre d'une civilisation
Il fallait que je découvre davantage de Resnais et davantage de Marker. Rien de tel alors qu'un mélange des deux! Et le choix fut judicieux car force est de constater que ce film révélait déjà une certaine audace quelques années avant la déferlante de la Nouvelle Vague. Les statues meurent aussi s'appuie sur la culture africaine pour aborder des sujets plus larges, plus politiques sur notre société occidentale. Et ce point de vue occidental donne de la force au propos du film en mettant le doigt notamment sur les dérives du colonialisme qui est encore fortement ancré dans notre société en 1953. "L'art nègre" est filmé ici sous toutes ses coutures, et le regard posé par les deux cinéastes sur sa perception est vraiment intelligent. Il y a notamment une phrase assez géniale dans le film où le narrateur explique que, sur ces statues, le blanc voit du pittoresque là où le noir voit de la culture.
Et c'est l'un des grand maux de notre société qui est mis ici en exergue, celui de vulgariser la culture des autres civilisations qui conduit à une véritable appropriation de celle-ci. On va parquer cet art dans des musées sans chercher à le comprendre, en le détournant de sa véritable nature qui ne le destinait sûrement pas à être examiné par des yeux curieux. Et cet art nègre est alors devenu un artisanat puisque l"homme blanc le veut désormais pour garnir ses musées ou décorer son habitant. Une nouvelle demande mercantile était alors née. Comme c'est dit dans le film, le noir rend les babioles que le blanc a donné quand ce dernier a colonisé les terres du premier. Il n'y a alors plus de dimension sacrée autour de ces objets, d'où la vulgarisation de la culture dont ils émanent. Au fond, on peut voir le rapprochement avec notre société où l'homme a transformé des objets en art alors que ce n'était pas leur but premier (les fresques des églises notamment). On peut ainsi dire que le commerce a dépassé la religion, ce que le film déplore sur cet art méconnu. Plus qu'une simple critique du colonialisme, il y a cette attaque féroce sur l'acculturation et l'incompréhension de la culture de l'autre qui peut mener vers sa destruction. Tu m'étonnes que le film ait été censuré pendant des années, sûrement trop violent pour l'inconscient collectif français de l'époque.
Sur un plan cinématographique, j'ai vu davantage la patte de Resnais que celle de Marker. Comme dans Nuit et Brouillard, on constate qu'il s'agit d'une oeuvre de mémoire. Le film est d'une étonnante richesse au vu de sa courte durée et brasse des thématiques qui peuvent encore toucher aujourd'hui. Après je pense que le film est à resituer obligatoirement dans son contexte pour être mieux cerné, ce qui fait que son message peut paraître un peu daté et éloigné aujourd'hui. Mais en tout cas ça reste intéressant de voir un film traitant de cet art oublié car il a été pris en tenaille entre une culture chrétienne à tendance appropriative et une culture musulmane qui rejette l'icône et la représentation. Et le plus fort c'est que le tandem Resnais/Marker parvient à faire deviner la grandeur d'une civilisation et d'une société derrière ces statues. Celles-ci sont d'ailleurs filmées sur fond noir, comme si elles étaient hors du temps et de l'espace, sans oublier cette part de mystère qu'elles renferment. Et comme le mystère est captivant, on peut dire que j'ai beaucoup aimé ce film qui m'a intéressé à un sujet dont je ne connaissais rien. Et c'est ça la force d'un bon documentaire.