Les Tortues Ninja est un des films de mon enfance. La critique qui suit sera donc difficilement objective tant j'ai toujours apprécié cette adaptation et aime encore la revoir, certes tous les 36 du mois, mais toujours avec beaucoup de plaisir et de nostalgie.
A l'aube des années 90, la Turtlemania déferle sur les écrans et dans les rayons de jouets. Tous les p'tits boys ne jurent plus que par Leonardo, Raphael, Michelangelo et Donatello, et s'abreuvent de leurs aventures via la célèbre première série d'animation dédiée à ces ninjas écaillés. Pourtant TMNT (titre original Teenage Mutant Ninja Turtles) trouve ses origines quelques années auparavant, via le travail du scénariste Kevin Eastman et du dessinateur Peter Laird. En 1984, les deux lascars en manque d'inspiration étaient à la recherche d'une idée originale pour percer dans le monde des comics. Admiratifs mais aussi un rien agacés par les prémices du modern age qui vit alors défiler son lot de super-héros sombres à la morale douteuse et aux méthodes violentes, les deux compères trouvent très vite l'envie d'en réaliser un pastiche en imaginant les héros les plus improbables possibles, noyés dans un environnement urbain sordide et cruel. Pourquoi pas quatre tortues géantes anthropomorphes armées d'un attirail de samouraïs ?
On se doute que les neurones des deux hommes ont furieusement surchauffés durant quelques temps pour imaginer ce concept et que l'alcool et la fumette y sont peut-être pour quelque-chose. Puisant leur inspiration dans le revival de Daredevil initié par Frank Miller, Eastman et Laird lui piquent pas mal d'idées pour mieux en souligner le caractère saugrenu. Vivant dans les égouts new-yorkais, les quatre héros mutants sont des combattants hors pair, entraînés à l'art du ninja par un vieux maître rat à l'apparence inoffensive (décalque du Stick de Daredevil), ils évoluent dans une New-York sordide, nocturne et cradingue, y rendent une justice parfois expéditive et y affrontent un clan de ninjas assassins, the Foot (clin d'oeil aux ninjas de The Hand), dirigés par un dojo japonais renégat au surnom improbable (qui renvoie là aussi à un personnage de Daredevil, Nobu). Publiées en une série de mini-comics, oscillant entre le dark vigilante et le pastiche, TMNT rencontre très vite le succès et propulse la carrière de leurs auteurs. Se basant sur leur expérience de commerciaux, ceux-ci déposent très vite les droits de leur univers en fondant leur société Mirage Studios et ont l'idée de créer une véritable franchise TMNT, s'associant très vite avec plusieurs marques pour décliner leurs histoires sur d'autres formats. La série animée lance ensuite la Turtlemania chez les gamins de l'époque, adoucissant au passage l'univers créé par les duettistes Laird/Eastman en y intégrant beaucoup d'humour, de pizzas et moins de violence (les ninjas du clan Foot y devenaient des robots plus facilement sacrifiables). La Playmate Toys elle, s'occupe d'alimenter les rayons jouets des magasins d'une flopée de figurines dédiées à l'univers des tortues. Appâté par l'odeur irrésistible du fric, Hollywood ne tarde pas à s'intéresser au phénomène mais c'est finalement la firme hong-kongaise Golden Harvest, première compagnie ayant investi le marché cinématographique américain grâce aux films de Bruce Lee et de Jackie Chan, qui en acquiert très vite les droits pour lancer une adaptation sur grand écran.
C'est à Steve Barron que sera confié la réalisation du film. Déjà réalisateur du méconnu Electric Dreams en 1984 et futur réalisateur des Coneheads et du Pinocchio de 1996, ce cinéaste irlandais reste surtout réputé pour avoir réalisé plusieurs clips d'anthologie (Take on Me et The Sun always shine on T.V. pour a-ha, Africa et Rosanna pour Toto, Billie Jean pour Michael Jackson, I have nothing pour Whitney Houston, Burning up pour Madonna, Money for nothing pour Dire Straits...) tout au long des années 70 et 80. Et autant dire que le cinéaste a su mettre à profit sa longue expérience de clippeur dans la mise en scène de cet authentique produit de commande dont le tournage, partagé entre coupes de budget conséquentes et problèmes techniques divers, ne fut pas de tout repos. En ce sens, il est intéressant de considérer la réalisation particulière de ce premier opus. On peut trouver bon nombre de mauvais points au travail de Steve Barron : quelques plans cache-misère, son abus de courtes focales et le manque d'ampleur de sa mise en scène qui révèle facilement les contraintes techniques d'un tournage dirigé essentiellement en studio. Et pourtant malgré ça, Barron réalisait là rien de moins que la meilleure adaptation cinéma dédiée au quatuor écaillé, s'autorisant au passage quelques audaces stylistiques toujours aussi étonnantes aujourd'hui (le flash-back en stop-motion sur les origines des tortues, l'utilisation de la caméra portée comme lors de ce plan subjectif figurant l'assaut furieux de Raphael dans le métro). Appuyé par le formidable travail des studios de Jim Henson (mythique créateur des Muppets, qui décéda durant le tournage et fut remplacé au pied levé par son fils, le génial Brian Henson) et leurs costumes animatroniques, et pouvant compter sur la qualité d'une superbe direction artistique (voir ces formidables décors urbains qui reproduisent à merveille l'ambiance street-art du dark N.Y. des 90's) et sur le travail de chorégraphes hong-kongais pour coacher les mouvements des acteurs en costumes, Steve Barron réussissait ici un authentique travail d'équilibriste, jonglant avec humour sur les nombreuses facéties des tortues tout en restituant à merveille l'atmosphère inquiétante et furibarde des comics originaux de Laird et Eastman. Un aspect dark néanmoins allégé mais qui fit quand même hurler les ligues parentales de l'époque, celles-ci arguant que le film était trop violent et donnait le mauvais exemple aux enfants (la suite de 1992 corrigera le tir en interdisant à ses tortues de se servir de leurs armes).
Si le scénario n'a évidemment rien d'exceptionnel et calque sans surprise sa structure sur celle du Voyage du héros (comme bon nombre de films de cette époque : découverte du monde extérieur, perte de la figure paternelle, repli chez un allié, retour et confrontation avec l'antagoniste), le film réussit là où ses reboots de 2010 échoueront : il donne assez de personnalité à chacun de ses protagonistes (tortues et rats compris) pour les laisser vivre à l'écran, tout en faisant la part belle à des dialogues aux répliques inspirées, riches en calembours et souvent hilarantes ("Je ne me bats pas avec toi !" "Bon et bien je me battrais tout seul..."). A ce titre, impossible de ne pas saluer la qualité de la VF (d'origine, pas la québécoise) qui, fait exceptionnel, a su supplanter la version originale dans le coeur de nombreux fans. Les acteurs principaux quant à eux, livrent ici des prestations savoureuses, entre Judith Hoag, irrésistible en April O'Neal au charme indéniable et à la drôlerie savoureuse, Elias Koteas, parfait en loser bad-ass aux répliques lapidaires et Sam Rockwell, ici dans son premier rôle de petite frappe à l'écran.
Mais ce qui fait avant tout la force de ce film, ce qui le place loin au-dessus d'un simple petit film inoffensif pour gosses, ce sont ses étonnants moments de pure poésie, magnifiés par les compositions de John Du Prez (écoutez le superbe morceau All fathers care for theirs sons), et dédié aux doutes et à la perte de repères de ses jeunes héros. La figure paternelle, le modèle manquant pour bon nombre d'enfants d'alors et d'aujourd'hui (le début des 90's : grande époque des fugues adolescentes) reste ici au centre du film : il y est question de pères indignes en prise avec la rébellion de leurs fils (Charles et son fils Billy); d'une jeunesse en perte de repères, récupérée par un chef de gang qui se fait passer pour leur seul père dans le but de créer un lien de dépendance et de mieux les instrumentaliser (Schredder); et il s'agit surtout de père véritable, sage, juste, et toujours soucieux du devenir de ses enfants (Splinter). La confrontation finale répond ainsi à un développement logique, les jeunes héros sortent enfin de leur cache pour affronter leurs ennemis, détruisent la secte des Foot et donnent un modèle de responsabilité à tous les jeunes orphelins qui les voient se battre courageusement sur les toits face à un ennemi imbattable. Voyant ses fils en difficulté dans cette dernière épreuve, leur père s'éclipsera de la foule malgré ses blessures pour voler à leur secours. Il y a quand même plus con et amoral comme film pour enfants, non ?