Faire des vues
«Picard! Ça t'tente-tu de faire une vue?» Apparemment c'est comme ça que Luc Picard s'est fait offrir son rôle par Pierre Falardeau. Il y a quelque chose dans cette manière décomplexée d'aborder le...
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le 1 août 2020
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Ce film n’existe que pour son plan final; les 90 minutes qui précèdent celui-ci ne sont qu’un laborieux et nécessaire cheminement visant à lui donner tout son poids. Tout en lenteur, l’histoire se déploie dans un univers monochrome mortifère à la jonction du documentaire et de l’allégorie, ou le caractère quasi irréel de l’œuvre donne une portée universelle à ses enjeux alors qu’une multitude de détails viennent l’ancrer dans la spécificité historique du Québec, dans sa Grande Noirceur. En ce sens, ce bleu profond qui étouffe l’image, s’il sied bien à un récit qui se veut hautement symbolique, reflète aussi la manière dont le cinéaste se souvient de cette époque bien précise. Cet enracinement esthétique fait d’avantage ressortir les thématiques, rendant selon moi le film plus facile d’accès à ceux qui ne connaissent pas ses références purement québécoises.
Mais ces thématiques, qu’elles sont-elles? Il s’agit plutôt d’un message pour deux générations, celle d’avant et celle d’après, qui sera valide tant que les générations se relayeront. Le protagoniste, Louis, va chercher à reculons un travail qu’on lui donne grâce à des contacts avec le premier ministre, Maurice Duplessis. Il voudrait être photographe, mais un poste gouvernemental comporte un certain prestige, cela fait plaisir à sa mère. Son peu d’enthousiasme est celui d’une personne qui ne pense pas trop à l’avenir, plutôt par désintérêt généralisé que par une volonté de vivre pleinement dans le présent. Puis un jour il apprend que maman est morte. Alors que sont engourdissement émotif le laisse figé devant cette nouvelle, les vautours en question se présentent à l’appartement de la défunte. Il y a d’abord les représentants de l’église, qui viennent prendre les livres religieux de la mère au nom d’un accord verbal qu’elle aurait eue avec eux. Les bonnes sœurs en profitent pour étendre la portée de l’entente et ramasser un peu plus que leur dû, ce que Louis accepte; pourquoi se battre pour si peu? Puis il y a les trois tantes, qui reviennent entre autres de l’ouest canadien et des États-Unis pour collecter ce qu’elles peuvent. Pourquoi Louis se battrait-il pour les bijoux et les vêtements de sa mère, lui qui ne les portera pas? C’est comme ça que l’héritage de Louis s’effrite, sans que les pertes soient suffisamment grandes pour lui infliger une quelconque peine. D’ailleurs, le film est dépourvu de musique et son rythme est lent, le démantèlement de son legs est si cruellement banal qu’on s’y intéresse nous-même difficilement. Tant que Louis garde l’appartement et une petite somme en banque, il aura de quoi commencer sa vie et il sera content. Las de surveiller la lente érosion, il préfère s’oublier dans la musique, se perdre dans les bras de sa copine dans une séquence qui constitue la première déviation de sa léthargie. Puis la limite est franchie. Au lendemain de sa nuit de plaisir, il apprend que ses tantes ont vendu l’appartement pour avoir d’avantage d’argent, et qu’elles ont placé la somme qui lui revenait à l’abri jusqu’à ce qu’il atteigne un certain âge. L’information lui est transmise nonchalamment alors qu’il accompagnait ses tantes à la gare, mais le désenchantement est brutal. Il ne lui reste plus que son petit poste de fonctionnaire, cette promesse de travail qui permettait aux tantes de dilapider l’héritage de leur neveu sans trop de remords.
C’est à ce moment que survient le coup de grâce, l’Histoire qui vient frapper Louis de plein fouet. Tout juste à côté du train, alors que les tantes sont sur le point d’y monter, le journal annonce la nouvelle : Maurice Duplessis est mort. Le « cheuf » d’état n’est plus, le système de népotisme actuel s’effondre au profit des amis du prochain dirigeant. Estomaqué, Louis ne sait plus quoi dire. Il n’a presque plus rien. Ses tantes lui disent qu’elles ne savaient pas. Puis vient le dernier plan. Un ralenti, le seul du film, montrant les trois tantes. Elles sont là dans la vapeur du train, prêtes à partir au loin en laissant Louis à ses problèmes, leurs regards hermétiques. Regrettent-elles réellement leur cupidité? Croyaient-elles que les circonstances qui protégeaient leurs consciences étaient à l’abri de tout changement hors de leur contrôle?
Ces questions sont renvoyées aux spectateurs, qui furent Louis et qui seront vautour. La seule constante est le fait que notre existence est à la merci de forces qui la dépasse, rendant risqué le pari du présent perpétuel. Sachant cela, il revient à chacun de nous de réfléchir sur ce qu’on prend, ce qu’on laisse et ce qu’on laisse faire.
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le 15 sept. 2020
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