Pour l’anecdote, mais elle est décisive, Lignes de Front est une thérapie. Son auteur a vu, en 1994, le génocide du Rwanda, sans savoir comment utiliser l’outil médiatique à sa disposition. Son reportage a été diffusé à de multiples reprises sur une grande chaîne publique, mais il ne servait qu’à rapporter des faits et permettre aux spectateurs de poser des images sur une réalité qu’ils n’avaient pas pour autant l’occasion réelle de maîtriser. Et encore moins de modifier. Sorti en 2010, soit quelques années après son documentaire Kigali, des images contre un massacre, pour lequel Jean-Christophe Klotz est retourné au Rwanda, ce film interroge le rôle du journalisme pour aboutir à un constat d’impuissance.

Klotz charge Antoine Rives, personnage interprété par Jalil Lespert, d’endosser son expérience d’alors et les blessures qu’elle a impliquée. Au début du film, Antoine part donc avec ses illusions de jeune journaliste naïf, prêt à saisir les opportunités, à dévorer le monde et à restaurer la vérité et la justice ici-bas. Il a convaincu un étudiant rwandais rencontré à Paris de se joindre à lui ; ce dernier tentera de retrouver sa fiancée pendant qu’Antoine le suivra pour confectionner son reportage tout en s’appuyant sur le point de vue de son acolyte. Leur périple inclut donc balade entre les ruines et les cadavres, conversations existentielles, débats éthiques et prise de conscience globale. Le nœud gordien de l’affaire se situe sur le terrain des aspects éthiques ; que faut-il filmer d’abord, puis est-ce que c’est juste ? est-ce que c’est utile, bénéfique ? Est-ce que cette dénonciation sera valable et aura des conséquences, ou s’agira-t-il juste de participer à une entreprise voyeuriste ?

Bientôt, Antoine réalise que derrière les déploiements militaires de l’ONU, les renforts extérieurs sont cantonnés à une passivité devant le sordide égale à toute forme de complaisance. En effet, l’engagement des autorités françaises au Rwanda en 1994 était factice ; pas même des infirmières, elles étaient juste des observatrices au milieu du chaos, des spectatrices protégées et imperméables. Antoine doit admettre que sa mission est futile, alors que les enjeux sont majeurs et terribles. Il se rend compte que ses référents ne comptent sur lui que pour délivrer un reportage parmi d’autres, comme si ce qu’il avait vécu et ressenti pouvait se fondre dans le flot des actualités politiciennes, du Festival de Cannes et autres frivolités ou trivialités. C’est donc l’évolution face à la cynique réalité d’un jeune idéaliste envahi par le doute ; le principe se défend quoiqu’il soit basique. Le problème est plutôt que ce qui en émerge est très pataud, mal défini.

Les questionnements sont une chose et sont entendus ; mais tout cela manque de structure, d’unité. La réflexion, la démonstration, les symboles et la reconstitution approximative s’enlacent mais sans que l’ensemble prenne un sens, une forme. Ce côté fourre-tout accroît encore le sentiment que l’oeuvre est là pour parler du réel, mais sans savoir trop quoi en faire ni comment le résoudre. Cet aspect déceptif dans le forme reflète avec fidélité le pessimisme du propos de fond, mais on peut alors s’interroger sur l’utilité, l’intérêt et les motifs du film. Le dépit et la frustration mis en scène et peut-être cultivés participent-ils d’une invitation à la résignation, ou d’une ambition de film coup-de-poing brisée par un manque d’assurance et de certitudes ?

Le meilleur moment du film, c’est au contraire lorsque rentré en France et félicité pour son reportage, Antoine voit comme son sujet, bien qu’admis comme excellent, n’en est qu’un parmi d’autres. Le journaliste va chercher la réalité, mais, dans le fond, il est humainement voir politiquement inutile, ne servant qu’à être le premier témoin de l’horreur, le plus conscient de la passivité de toute la Société. S’étant heurté à cette aberration, à un abyme ou tout ce qui faisait sens est devenu vain, il réalise ce que Klotz regrette de ne pas avoir fait (on peut en tout cas l’imaginer voir l’interpréter ainsi) en retournant sur le terrain. Alors l’oeuvre bascule, devenant l’illustration brutale et saisissante de cet état ou le Mal, la Guerre et la souffrance se déploient sans emphase ni effets, sans ennemi tout-puissant ni résistance organisée, mais dans la banalité, presque dans une horreur tranquille. Finalement, le conflit et les tueries de masse sont sinon un fait du quotidien, une étape inéluctable pour ceux qui y sont impliqué et c’est là que le film est le plus significatif.


http://zogarok.wordpress.com/2012/05/01/seances-express-n2/

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le 20 oct. 2014

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