Une exploration captivante de la liberté et de la transgression

"Los Delincuentes", réalisé par Rodrigo Moreno, est un film qui allie habilement le thriller, la comédie et la réflexion philosophique, offrant un regard unique sur la notion de liberté, les désirs humains et les conséquences des choix individuels. C'est une œuvre dense et intrigante, qui prend le contre-pied des récits criminels habituels, en se concentrant moins sur l’action que sur l’intériorité de ses personnages et sur leur quête existentielle. "Los Delincuentes" s’impose comme un film aussi audacieux que fascinant, qui joue avec les attentes du spectateur tout en nous invitant à réfléchir sur la transgression et la recherche d’un bonheur souvent illusoire.


Le film commence par un événement qui, dans un autre film, aurait pu servir de point de départ à un thriller classique : un modeste employé de banque, Roman (Daniel Elias), vole une somme d'argent considérable dans son propre établissement. Mais "Los Delincuentes" ne suit pas la voie prévisible de la chasse à l'homme ou de la traque policière. Au contraire, le film se concentre sur les conséquences intérieures de cet acte pour Roman et son collègue Morán (Esteban Bigliardi), à qui il propose un plan audacieux : échanger une partie de l’argent contre un an et demi de liberté, un temps durant lequel Morán pourra profiter de la vie avant que Roman ne se dénonce.


Ce qui semble être un simple acte criminel devient rapidement une réflexion plus vaste sur la condition humaine, le désir d’évasion et la recherche d’un bonheur alternatif à travers des moyens non conventionnels. Moreno détourne le genre du film de braquage pour se pencher sur des questions existentielles. À travers les trajectoires de Roman et Morán, il nous invite à réfléchir à ce que signifie véritablement être libre, et si l’argent peut réellement acheter cette liberté tant convoitée.


Le vol de l’argent n’est pas seulement un crime, mais une métaphore pour s’affranchir des contraintes imposées par la société. Roman, en se livrant à cet acte, cherche à échapper à la monotonie de son existence et à se libérer des règles qui régissent sa vie d'employé de banque. Ce désir d’évasion contraste avec le quotidien terne et routinier de son travail, ce qui rend son acte à la fois répréhensible et compréhensible.


Rodrigo Moreno opte pour une narration contemplative, prenant le temps de développer les enjeux de son histoire sans se précipiter. "Los Delincuentes" ne cherche pas à maintenir le spectateur en haleine avec des courses-poursuites ou des rebondissements incessants. Au lieu de cela, il privilégie une approche introspective, où les silences et les réflexions des personnages sont tout aussi importants que les dialogues et les actions.


Cette lenteur, loin d’être un défaut, permet au film de se démarquer des récits criminels classiques. En refusant d’accélérer le rythme ou de verser dans le sensationnalisme, Moreno donne de l’espace à ses personnages pour réfléchir et évoluer. Le spectateur est invité à suivre leurs questionnements intérieurs, leurs doutes et leurs désirs, ce qui confère au film une profondeur psychologique rare dans ce genre de récit.


Certains pourraient trouver que le film avance trop lentement, mais cette temporalité dilatée sert parfaitement le propos du film. Elle reflète le temps suspendu que vivent Roman et Morán, une parenthèse où la vie semble prendre une autre dimension. Moreno filme ces moments avec une grande sensibilité, capturant la beauté de l’ordinaire et le calme qui précède, ou qui succède, à la tempête.


L’un des thèmes centraux de "Los Delincuentes" est la question de la liberté. Pour Roman et Morán, la liberté semble être l’échappatoire à une vie de contraintes, de règles et de routine. Mais le film interroge cette idée de manière subtile : est-on réellement libre lorsque l’on fuit ses responsabilités ? Peut-on vraiment vivre pleinement si l’on sait que cette liberté est éphémère et construite sur un mensonge ?


Roman, malgré son acte de rébellion, reste prisonnier de ses propres choix et des conséquences inévitables qui l’attendent. Sa quête de liberté devient alors une réflexion sur les limites de cette liberté : elle est conditionnelle, fragile, et peut facilement être brisée par la réalité. Morán, quant à lui, représente une autre approche de la vie, plus passive, mais tout aussi enfermée dans un système qu’il ne contrôle pas.


Le film met en lumière les paradoxes de la condition humaine : en cherchant à se libérer des chaînes de la société, les personnages finissent par en créer de nouvelles, tout aussi contraignantes. La fuite en avant ne mène pas nécessairement à la liberté, et c’est là que "Los Delincuentes" trouve sa dimension philosophique. Il questionne notre rapport aux normes sociales, à la loi et à la transgression, tout en montrant que la véritable liberté est peut-être ailleurs, dans des choix plus personnels et plus intérieurs.


"Los Delincuentes" brille également par la richesse de ses personnages, magnifiquement incarnés par Daniel Elias et Esteban Bigliardi. Roman, interprété avec une grande justesse par Elias, est un personnage à la fois énigmatique et attachant. Son vol n'est pas motivé par la cupidité, mais par un désir d'échapper à une vie sans saveur. Elias parvient à rendre ce personnage complexe, qui oscille entre culpabilité et détermination, entre rébellion et résignation.


Esteban Bigliardi, dans le rôle de Morán, joue un homme plus désabusé, mais tout aussi fascinant. Sa complicité avec Roman n’est jamais tout à fait explicite, mais elle repose sur une compréhension mutuelle de leur situation. Bigliardi apporte une gravité et une retenue qui complètent parfaitement l’énergie plus nerveuse d’Elias. Leurs échanges sont souvent marqués par des silences lourds de sens, et leurs regards en disent parfois plus que les dialogues.


Les personnages secondaires, bien que moins développés, ajoutent également une profondeur à l'intrigue. Ils représentent différents aspects de la société et de la manière dont chacun tente de naviguer entre les règles imposées et leurs propres désirs. Que ce soit les collègues de la banque, la famille de Morán, ou les figures d’autorité, tous jouent un rôle dans cette fresque sociale où chacun est, à sa manière, un "délinquant" potentiel, cherchant une échappatoire à la routine.


La mise en scène de Rodrigo Moreno est marquée par une élégance discrète. Il n’y a pas de grandes envolées stylistiques ou de mouvements de caméra spectaculaires, mais une maîtrise tranquille qui sert parfaitement l’histoire. Moreno adopte souvent des plans fixes, laissant les personnages évoluer dans des cadres simples mais significatifs. Ce choix de mise en scène renforce l’idée d’un monde où l’immobilité domine, où l’évasion est difficile et où chaque mouvement semble lourd de conséquences.


La photographie, avec ses teintes froides et ses décors dépouillés, reflète l’austérité du quotidien de Roman et Morán. Mais Moreno insuffle également de la poésie dans certains plans, notamment lorsqu’il filme des moments de pause, de réflexion ou d’introspection. Ces instants, presque contemplatifs, donnent au film une dimension méditative qui s’accorde parfaitement avec le ton général.


"Los Delincuentes" est aussi une satire subtile du système économique et des institutions sociales. Le film critique, sans être lourd, la monotonie de la vie moderne, incarnée par les bureaux impersonnels de la banque, les hiérarchies rigides et les règles bureaucratiques qui enferment les individus dans des rôles prédéfinis. En dérobant une somme d'argent, Roman ne fait pas que voler un bien matériel, il tente de s’attaquer à un système qu’il juge oppressif et déshumanisant.


Cette critique se fait souvent avec humour, notamment à travers des dialogues pleins de second degré ou des situations absurdes où les personnages tentent de justifier leurs actes tout en se heurtant aux absurdités du système. Moreno réussit à éviter le piège du cynisme ou de la moralisation, préférant montrer avec douceur et ironie les failles de la société.


"Los Delincuentes" est un film intelligent, profond et captivant qui dépasse largement les conventions du film de braquage pour explorer des thèmes universels comme la liberté, la culpabilité, et la quête de sens. Rodrigo Moreno signe ici une œuvre subtile et pleine de nuances, portée par des performances d’acteurs remarquables et une mise en scène élégante. À travers l’histoire de deux hommes ordinaires qui tentent de briser la routine, le film interroge notre propre rapport à la liberté et aux choix que nous faisons pour nous affranchir des contraintes imposées par la société.


"Los Delincuentes" est une œuvre à la fois méditative et captivante, qui invite le spectateur à réfléchir sur la transgression, la norme et les illusions que nous nous créons pour donner un sens à nos vies. C’est un film qui prend son temps, mais qui, en échange, offre une réflexion riche et stimulante sur des questions fondamentales de la condition humaine.

CinephageAiguise
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il y a 3 jours

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