[ # 81 ] Amour , 3D et Travesti

Gaspar Noé est sans doute la plus grande anomalie d'un cinéma français toujours plus conservateur et recroquevillé sur lui - même. Spécialiste des films sans scénario et grandement improvisés , avec des acteurs souvent amateurs , roi de la provocation : il est de ceux qui font un film car ils y croient et qui sont intransigeants avec cette vision personnelle. Qu'il fasse polémique ou non , il propose toujours des expériences sensorielles et immersives qui font l'impasse sur un scénario linéaire et consensuel. Il est de ceux qui innovent , proposent et questionnent , que ce soit techniquement ou au niveau narratif. Mais , innover et proposer une vision singulière et provocatrice n'est pas du goût de tous , créant ainsi un fossé entre les détracteurs et les fans. Chaque film de son cru est attendu et au fil du temps , il est devenu l'un des auteurs français les plus reconnus dans le monde actuellement.


Un 1er janvier au matin, le téléphone sonne. Murphy, 25 ans, se réveille entouré de sa jeune femme et de son enfant de deux ans. Il écoute son répondeur. Sur le message, la mère d'Electra lui demande, très inquiète, s'il n'a pas eu de nouvelle de sa fille disparue depuis longtemps. Elle craint qu'il lui soit arrivé un accident grave. Au cours d'une longue journée pluvieuse, Murphy va se retrouver seul dans son appartement à se remémorer sa plus grande histoire d'amour, deux ans avec Electra. Une passion contenant toutes sortes de promesses, de jeux, d'excès et d'erreurs...



L'expérience des sens



Love est sans doute le projet le plus ambitieux et personnel du réalisateur. Un projet qui lui tenait à coeur depuis une dizaine d'années , qui finalement a donné naissance à Irréversible en 2002 , expliquant les liens entre les deux films. L'ambition était de proposer un mélodrame sentimental qui s'accompagne de scènes de sexe explicites et non - simulées , dans une vision de dédramatisation du sexe montré à l'écran dans un film. Le film se veut aussi ambitieux par l'utilisation de la 3D qui vise à immerger et rapprocher le spectateur des personnages. Le résultat est visuellement magnifique avec un travail de composition des cadres impressionnant et un jeu de lumière qui se veut lancinant et poétique. Le travail du chef - opérateur Benoit Debie est à saluer tant le film se transforme en voyage visuel constant. Certains plans évoquent d'ailleurs des peintures de la Renaissance , les corps sublimés par des jeux de clair - obscur fréquents. Les scènes de sexe sont filmées avec tendresse et une certaine mélancolie de la part de Gaspar Noé : elles n'ont pas une fonction pornographique comme certains détracteurs aiment à l'affirmer ( d'autant plus que le parti - pris narratif montre dès le début du film que la relation entre les deux personnages principaux se finira mal , donnant une autre saveur à ces scènes ). Le travail sur la 3D s'ajoutant au reste donne une beauté sombre à l'ensemble et suit la dimension sensitive des autres films du réalisateur. Cependant , les scènes de sexe ne sont pas les seules à illustrer la relation entre les deux personnages : certaines scènes les montrent isolés dans des cadres naturels ( ou presque ) donnant une atmosphère romantique au film , ces scènes étant d'ailleurs celles où les personnages sont le plus liés au niveau émotionnel. À noter que le montage est assez particulier : il imite un clignement d'oeil à chaque coupure. Certaines séquences jouent avec la réalité perçue par les spectateurs , donnant une atmosphère parfois mystique au film ( le plan circulaire ou la scène dans le club ). D'autres scènes ont même une connotation humoristique , qu'elle soit graveleuse ( le plan polémique d'éjaculation faciale en 3D ) ou critique ( le rôle de Gaspar Noé dans le film montre un regard honnête et humoristique sur sa personne ). La musique a d'ailleurs un rôle essentiel dans le film : elle accompagne et sublime les scènes de sexe tout en s'insérant dans la dimension mélancolique et nostalgique du film ( la sélection musicale étant d'ailleurs assez éclectique avec du John Carpenter , Pink Floyd , Erik Satie , Funkadelic ...). L'expérience doit être la plus immersive et complète pour le spectateur : ses sens doivent être touchés au plus profond.



Une de mes morceaux préférés, c'est « Maggot Brain » de Funkadelic – je voulais absolument le mettre dans le film.




L'universalité et l'ennemi de l'amour



Plus qu'une expérience sensorielle qui montre le sexe comme un élément constitutif de la vie , le film est avant tout la vision assez mélancolique et romantique du réalisateur sur une histoire d'amour qui marquera à jamais le personnage principal , au point de se transposer à son présent et de le hanter à tout jamais. Le récit non - linéaire représente le flux de souvenirs qui reviennent au personnage de Murphy , certains plus vifs et vivants que d'autres. Plus que l'histoire en elle - même , ce sont la puissance et les émotions qu'il ressent en se remémorant ces moments passés avec Electra qui frappe : cette histoire d'abord heureuse et épanouie , devient sombre et désespérée au fil de l'avancement du film. Dans sa sincérité et sa simplicité , cette relation illustre la complexité et le caractère ambivalent de l'amour. Le caractère détestable du personnage et ses erreurs vont dans le sens de cette crédibilité et universalité de cette vision de l'amour. Le grand nombre de scènes de sexe marque l'évolution de la relation entre les deux personnages : que ce soit la façon de filmer ces scènes ou la pratique sexuelle en elle - même , tout cela va dans ce sens. Le faible nombre de scènes de pures discussions accentuent les liens émotionnels , ce sont le ciment de cette relation. Une humanité se dégage de cela , tout comme le caractère universel et multiple du sentiment amoureux, d'où l'importance de la scène avec le travesti : l'amour dans ce film est montré sous ses diverses formes et pratiques. Il y a aussi en plus de cela un caractère autobiographique et personnel : private jokes , références , les ressemblances avec le personnage principal ( le métier , les activités , les goûts cinématographiques ). On sent que le réalisateur a donné de lui - même dans ce film et se livre dans son parcours , ses doutes et peut - être ses peurs. Le temps semble d'ailleurs être le grand adversaire de l'amour car efface tout et toujours plus rapide que les sentiments.



Je dirais que c'est un mélange de ma vie et de celles de mes amis proches. Par exemple, je n'ai jamais fait l'amour avec un travesti – mais j'ai des bons amis qui l'ont fait, et qui ont adoré ça.




Faire vivre l'amour



Pour que cette sensibilité et humanité transparaisse à l'écran , les acteurs devaient être remarquables de vérité. Karl Glusman et Aomi Muyock incarnent très bien et avec beaucoup de naturel les personnages de Murphy et Electra : l'alchimie est parfaite et ils demeurent sur le même timbre pendant tout le film. Mais la grande révélation est Klara Kristin dans le rôle d'Omi. Elle est frappante de naturel et de simplicité et apporte beaucoup de nuance à son personnage , essentiel dans les événements du film.



De corps et de sentiments



Gaspar Noé signe avec ce film son oeuvre la plus radicale et où son style est plus imposant que jamais. Il continue d'innover et de proposer des expériences aux spectateurs tout en restant fidèle à lui - même , tel une anomalie qui suit son propre chemin , envieuse de provoquer une expérience toujours plus unique aux confins du cinéma d'exploitation. L'amour n'a jamais été montré sous cette forme.



En France , aimer est maintenant interdit aux moins de 18 ans.



Pour aller plus loin :


Critique - Fossoyeur de Films : https://www.youtube.com/watch?v=VTTE3KVHSpw


Entretien avec Gaspar Noé : https://www.youtube.com/watch?v=xEk5nG5QXOk


Polémique et censure - Inthepanda : https://www.youtube.com/watch?v=fsnwz5TtULc

Créée

le 15 mars 2019

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