Renegades
Ma'Rosa, t'as pas un peu de crystal? (rires) En dépit d'une renaissance commerciale et de l'émergence d'auteurs, du cinéma philippin n'émerge à l'international qu'un seul nom: celui de...
Par
le 21 nov. 2016
4 j'aime
6
Ma'Rosa, t'as pas un peu de crystal?
(rires)
En dépit d'une renaissance commerciale et de l'émergence d'auteurs, du cinéma philippin n'émerge à l'international qu'un seul nom: celui de Brillante Mendoza, L'un de ces nombreux réalisateurs parmi les rares à porter le cinéma de leur pays d'origine à travers une présence continue parmi les sélections des plus grands festivals internationaux, le célèbre trio Cannes-Berlin-Venise. Après un prix de la mise en scène obtenu à Cannes en 2009 avec Kinatay, au tour de Ma'Rosa de décrocher une récompense cannoise, à la surprise générale (à l'image de l'ensemble de ce palmarès alambiqué et surréaliste), à savoir le prix d'interprétation féminine pour Jaclyn José, héroïne de ce film qui nous plonge dans les bidonvilles de Manille, plus précisément au sein d'une famille tentant de survivre tant bien que mal, jusqu'au soir où l'arrestation des parents amorcera une descente aux enfers pour tous les membres du foyer, à commencer par la cheffe de famille, la "Rosa" qui donne ainsi son titre et son visage au film.
A travers ce portrait énergique, filmé caméra à l'épaule, l'image tremblant de manière incessante jusqu'à rendre visages et décors souvent flous (ce qui peut déranger certains spectateurs, pendant que d'autres jugeront le procédé utile au récit et efficace, ce qui est mon cas), Brillante Mendoza ne nous épargne rien quant à la réalité sociale de son pays, les Philippines, archipel asiatique de plus de 100 millions d'habitants, dont l'histoire fut marquée par la dictature de Ferdinand Marcos, une économie fragile et fluctuante, alternant pics de croissance (du milieu des années 1970 au milieu des années 1980, puis dès les années 2000, et plus particulièrement ces dernières années - 7.2% en 2013 par exemple) et effondrement (dès le milieu des années 1980 à cause de l'instabilité politique d'un régime corrompu, entraînant la fuite des touristes et des investisseurs étrangers). Ainsi, les Philippines sont considérées comme un marché émergent, un Nouveau Pays Industrialisé, du fait des mutations à l'oeuvre au sein des secteurs agricole (70% de la population), industriel et tertiaire (qui bénéficie des mouvements de délocalisation des entreprises occidentales, notamment des centres d'appel), le pays étant classé au 39ème rang mondial pour son Produit Intérieur Brut... alors que le PIB par habitant s'élève à seulement 2283$ annuels, plaçant le pays au 127ème rang en la matière... Entre la réalité des chiffres et celle du terrain, il y a parfois un gouffre.
Dans Ma'Rosa, les personnages s'entassent dans des cahutes de fortune s'alignant les unes les autres, sur un territoire où la foule est dense, où chacun tente de survivre à sa manière et de gagner quelques maigres pesos en faisant des affaires dans le quartier, en donnant dans des trafics divers et variés, en jouant le peu de fric dont on dispose aux cartes (et mieux le perdre et s'endetter davantage), en vendant des brochettes et du riz dans la rue, en louant son karaoké aux amis qui n'en sont, finalement, pas vraiment, alliances et mésalliances se faisant et se défaisant d'une minute à l'autre au gré des opportunités et de l'évolution de la situation des protagonistes. Le film s'ouvre ainsi sur une scène au supermarché où, accompagnée de son fils cadet portant de lourdes courses, Ma'Rosa achète avec le peu d'argent qui lui reste les articles qui viendront garnir les rangs de son épicerie, ou plutôt de sa couverture. Car, à l'instar de ses voisins, Ma'Rosa et son mari doivent se battre pour faire bouffer leurs gosses et survivre dans un environnement précaire. Leur trafic à eux, c'est celui du crystal, de la drogue qui leur est fournie par un jeune homme et qu'ils revendent discrètement au sein de l'échoppe, glissant la précieuse demandée par le client dans un paquet de clopes. Lorsqu'on va chez Ma'Rosa, on sait quoi venir chercher. Et elle fait même parfois, ou plutôt souvent, crédit, comme à cet ado, qui quémande sa dose gratuite, le même qu'elle retrouvera dans le bureau de la police où elle et son mari seront interrogés une nuit durant, dénoncés par l'un des amis de leur fils. Comme il n'épargne pas le spectateur, Mendoza épargne encore moins ses personnages, victimes d'une lutte à la fois collective (tous partagent un même combat) et - surtout - individuelle, puisque ce combat est avant tout individuel, au sein d'un monde où règne le chacun pour soi faute de mieux, faute d'une ouverture des champs des possibles, faute d'un avenir éclairci sous cette pluie battante, où les amitiés se défont à la vitesse des arrestations et des basculements, où l'on ne veut pas se mêler de trop près aux affaires lorsque le vent tourne en défaveur de ceux qui en sont victimes, où l'on rechigne - faute de pouvoir, également - à aider celui qui se retrouve pris dans une descente aux enfers inéluctable de crainte de mettre un pied dans l'engrenage et d'en être victime à son tour. Or, Mendoza se garde bien de juger ses protagonistes, à juste titre.
Parce qu'avant d'être des coupables, les participants à ces trafics, ces petites mains en réalité, sur le dos desquelles s'enrichissent les "gros poissons" dont sont à la recherche des flics, sont des victimes. Ce sont les victimes d'un système qui ne laisse pas de place aux pauvres et aux plus démunis, les victimes d'un pays dont la croissance économique est indéniable mais qui, comme tous les anciens pays en voie de développement devenus des pays émergents ou de nouveaux marchés intéressant les investisseurs étrangers, voit certainement sa société devenir de plus en plus inégalitaire, scindée entre une partie constituée d'une classe moyenne supérieure et des nouveaux riches, et une autre, la frange la plus pauvre, délaissée des décideurs et des élites, les abandonnés de la croissance économique et de la rentabilité des investissements étrangers. C'est ainsi que de dangereux idéologues (nommé Dutertre) se retrouvent à la tête de l'Etat, portant un discours politique outrancier, d'une violence extrême, misogyne, exprimant un lexique guerrier, jouant sur le monopole de la violence, les craintes et les peurs des citoyens, et surtout sur les divisions de la société... Je disais donc que nos personnages sont des victimes, dont le portrait n'est pour autant pas misérabiliste. Ici, le recours à des trafics illégaux ne résulte pas d'une volonté, mais d'une nécessité, pour tenter d'offrir - souvent vainement, la reproduction sociale jouant à mort au sein de la société - un avenir meilleur et un soupçon d'ascension sociale à leurs enfants, obligés de se battre à leur tour pour payer la caution de leurs parents fixée à la gueule du client par des flics indécents.
Mendoza nous fait ainsi le portrait d'une justice et d'une illégalité à deux vitesses. En arrêtant violemment au son d'insultes et à la menace du pistolet Ma'Rosa la battante et son mari, sous le regard d'une foule fourmillant autour d'eux, certains tentant vainement de mettre un terme à la scène, les flics se font les apôtres de la lutte contre le trafic de drogue et prétendent utiliser les petites mains pour faire tomber les "gros poissons". Alors qu'en réalité, ces petits fonctionnaires de l'Etat philippin jouent de leur statut et de leurs armes (aussi bien réelles que judiciaires) pour faire chanter ces petites mains, devenues victimes à double titre par la force des choses, et leur extorquer non seulement leur marchandise, mais surtout, leur argent, en fixant les cautions illégales et arbitraires, évidemment suffisamment élevée pour que les principaux concernés se retrouvent pris à la gorge. Hypocrisie vous dites? Ma'Rosa et son mari sont alors obligés de faire intervenir les enfants dans une course contre la montre pour la recherche des 50 000 pesos nécessaires à la libération de leurs parents. Malgré leurs jeunes âges, les trois aînés se retrouvent à devoir frapper à toutes les portes de Manille, aux "amis" étonnamment absents, du moins pas suffisamment pour le leur faire signaler, à la tante détestée de la mère, aux voisins eux-mêmes sans fric et donc pas en mesure de leur apporter l'aide espérée, ou pire encore, obligés à se prostituer alors qu'ils sont à peine majeurs. Et tout cela dans le dos d'une administration "officielle", d'un commissariat utilisé en guise de devanture, chargé des affaires courantes et de garder les mecs en état d'ébriété, sur les registres duquel n'apparaissent pas les noms de leurs parents qui, étrangement, figurent dans le même commissariat, dans un bureau située à l'arrière du bâtiment, parmi un dédale de couloirs, dans lequel siège une brigade unie par une politique de l'humiliation et de la menace, l'"enrichissement" personnel sur le dos de victimes du système, au rythme d'un aisé lever de coude, profitant des services de subalternes enfants et adolescents soucieux de s'attacher les bonnes grâces des flics véreux histoire de jouir d'une tranquillité et d'une protection certaines (mais relatives, le vent changeant si souvent de sens dans Ma'Rosa). Le sens de l'illégalité et de la justice est ouvertement double aux Philippines, tant et si bien que, lorsqu'il concerne au plus haut point les fonctionnaires et - plus particulièrement ici - la police, on appelle ça la corruption. Ou une autre manière d'envisager des revenus plus décents pour ces petits fonctionnaires de police de pacotille que met en ... sombreur Mendoza... et d'évacuer la problématique de la survie - dont ils relèvent déjà beaucoup moins initialement - au profit de l'appât du gain.
Ma'Rosa, ou une histoire des luttes. Lutte des uns des autres, au profit des siens et au mépris des voisins. Lutte pour la survie. Lutte pour un avenir meilleur. Lutte pour une éclaircie dans ces terres chaudes et humides, où la pluie battante s'abat sur les personnages dès le début du film. Lutte pour sauver sa peau, pour se sortir avant tout de la misère et, du fait des affres de la dénonciation, des griffes de flics véreux promettant prison et emmerdes à ceux qui ne veulent pas régler l'addition. Lutte des enfants pour extraire les parents de ce bureau au sein duquel l'interrogatoire s'éternise, tant pour les protagonistes que pour le spectateur d'ailleurs.
Parenthèse: cette scène forme à mon sens le point faible majeur et rédhibitoire du film, explicatif de ma note qui peut sembler de prime abord sévère par ailleurs. Brillante Mendoza commet l'erreur de circonscrire action et narration autour de cette scène huis-clos certes efficace et nécessaire, centrale dans le film, mais qui traîne cependant en longueur et finit par tourner en rond. Il aurait été selon moi plus judicieux d'aborder l'après-libération, complètement absente du scénario, afin de montrer les conséquences (dont on se doute toutefois) de cette arrestation sur le quotidien de la famille et sur leur lutte pour la survie (remboursement des prêteurs, recherche d'un autre moyen de gagner de l'argent, rôle des enfants, subir - ou non - de représailles, évolution du rôle au sein de la communauté, ...).
Lutte des parents pour pouvoir faire bouffer une brochette et une cuillerée de riz à leurs gosses évoluant plus souvent dans leur quartier et les rues de Manille, soit actifs dans la lutte, soit occupés à faire du karaoké avec les potes qui n'en sont finalement pas, que sur les bancs de l'université (ce qui est le cas de la fille aînée). Lutte, ou serpent qui se mord la queue, éternel recommencement, avancer d'une case pour reculer de trois, mais lutte, toujours. Et surtout lutte de Ma'Rosa, incarnée avec vérité et sincérité par la star locale du cinéma et de la télévision philippine, Jaclyn José, bien éloignée du vernis de La femme du millionnaire et d'autres soap-opéra dégoulinants de mièvrerie et de drama, au plus grand bonheur des téléspectateurs. Ici, elle incarne une femme courage et battante, une figure de son quartier, celle qui tient la famille et le ménage, celle qui assume les responsabilités, face à un mari faible mais apparemment aimant, préférant passer ses journées à se défoncer plutôt qu'à assumer les risques et à tenir le commerce (quoiqu'il se charge des liens avec les fournisseurs), celle qui va tenter de négocier, celle qui, soucieuse de l'avenir de ses enfants, voit son monde précaire et son très fragile semblant d'équilibre s'effondrer sous ses yeux, sent le sol se dérober sous ses pieds, se défend de toute culpabilité morale dans l'entreprise illégale, préférant défendre les objectifs humains et honorables inhérents à ses actions, à savoir la (sur)vie de son foyer.
Avec l'aide de son actrice principale, lauréate du prix d'interprétation féminine au dernier Festival de Cannes (bien qu'à titre personnel, j'aurais davantage mis en lumière les performances de Sonia Braga, Isabelle Huppert, Sandra Hüller ou Emma Suarez), Brillante Mendoza parvient, au fil de la narration, à dévoiler l'humanité du personnage de Ma'Rosa. Si on perçoit dès le début en Ma'Rosa l'autorité naturelle du foyer, le refus de la fatalité et de la soumission, la conscience du caractère collectif de la lutte et la nécessité de l'entraide, aussi maigre soit-elle (bien que ce ne fut visiblement pas le cas avec la sœur de son mari), la lutte active plutôt que passive (elle ne passe pas sa journée à jouer aux cartes, elle), la - trop longue - scène de l'interrogatoire permet de mettre en lumière la mère soucieuse, inquiète, consciente de la violence de cette société et de ce monde dans lequel elle et sa famille sont forcés d'évoluer avec pour seule aspiration le "mieux". S'il y a bien une chose qui ne trahit pas, c'est le regard. La scène du premier trajet dans la voiture de police est en cela très parlante: les rues de Manille défilent sous le regard de Ma'Rosa, réalisant qu'ici s'amorce sa descente aux enfers, entraînant avec elle tout son foyer, se prenant dans la gueule l'injustice de ce pays où les corrompus règnent en main de maître, quand les petites gens tentant de sortir la tête de l'eau avec un petit commerce - aussi illégal et dangereux soit-il - sont les premières victimes d'une soi-disant lutte contre le trafic de drogue destinée en réalité à alimenter un système policier véreux et une espèce de trafic entre collègues fondée sur le partage de gains illicites: la drogue récupérée chez l'habitant, l'argent de ce dernier issue du commerce de la drogue, l'alcool payé par cet argent usurpé... Le serpent qui se mord la queue, toujours.
Revenons à Ma'Rosa, dans un premier temps désemparée par cette arrestation hasardée et par ses conséquences néfastes et destructrices, qui plus est difficilement réversibles. L'interrogatoire met en lumière une femme à la fois mue par la volonté de se battre, la ténacité, la résistance (bien qu'elle soit obligée de céder face aux menaces des policiers) et le sens des responsabilités. Une femme qui n'a pas d'autre choix que d'assurer les arrières de son foyer, tout en craignant des représailles (pas foncièrement improbables) de la part du fournisseur dénoncé et à son tour pris dans un engrenage. Une femme soucieuse de trouver la clé de la libération, aussi bien d'un quotidien difficile et précaire, que de la salle d'interrogatoire, tout en ne transigeant pas sur ses valeurs et ses convictions, autant dire que c'est "niet" pour l'argent de la "salope de tante".
Lutte. Ténacité. Résistance. Toujours. Tenir par les nerfs, certes. A moment donné, faut-il bien qu'ils lâchent, que les larmes coulent, pas tant devant l'affront de l'arrestation publique que devant les moqueries générées par cette dernière. Il y a certes de la fatigue, de l'épuisement, le relâchement des émotions propre à n'importe quel individu dont la mission consiste à tenir plutôt que céder, à garder l'honneur face aux brimades et au mépris. Mais non, si les larmes de Ma'Rosa coulent, ...
c'est au regard de cette autre famille, d'origine indienne ou pakistanaise, tenant une maigre échoppe de bouffe, sans doute une couverture de plus, deux jeunes enfants à la main. Et voués au même combat pour le quotidien, et les affres qui vont avec.
Retour à la case départ.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes On a vu le film... et on a rencontré l'équipe!, Cannes 2016, En cinéma, le chinois dit 亞洲電影, le japonaisアジア映画, et le coréen 아시아 영화 et 2016, année cinéphile
Créée
le 21 nov. 2016
Critique lue 535 fois
4 j'aime
6 commentaires
D'autres avis sur Ma’ Rosa
Ma'Rosa, t'as pas un peu de crystal? (rires) En dépit d'une renaissance commerciale et de l'émergence d'auteurs, du cinéma philippin n'émerge à l'international qu'un seul nom: celui de...
Par
le 21 nov. 2016
4 j'aime
6
La méthode de Brillante Mendoza est irrésistiblement efficace. Son cinéma semble filmé « en direct », pris sur le vif, non dirigé, très proche du documentaire. Faits de plans-séquences tournés au...
Par
le 3 déc. 2016
3 j'aime
J'adorais Mendoza au moment où il a percé en France (Serbis, John John, Kinatay sont des films magnifiques) mais j'avais snobé ses derniers suite à une ou deux déceptions. Bien mal m'en avait pris,...
le 22 oct. 2019
1 j'aime
Du même critique
Le nombre 21 n'est pas exempt de symboles. 21, c'est l'atout le plus fort au tarot. C'est également l'âge de la majorité aux Etats-Unis, le siècle dans lequel nous évoluons présentement, le numéro...
Par
le 25 nov. 2015
13 j'aime
6
Cher Xavier, Tout comme vous avez écrit une lettre à destination du grand Leonardo Dicaprio à vos onze ans, sans que celui-ci ne vous ait jamais répondu, tout comme votre jeune héros (ou plus...
Par
le 12 mars 2019
12 j'aime
6
[FORMAT COURT] Alors la France est marquée par les évènements de mai 68 et qu’éclate le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, rien de tout cela chez les Wayuu de Colombie. Après un an de réclusion...
Par
le 9 avr. 2019
11 j'aime
7