Vie de l’écrivain Hyakken Uchida, à partir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale…


Revisionnage vingt ans après de ce chef-d’œuvre. La première fois, je n’avais pas capté que cet écrivain avait existé, je croyais qu’il s’agissait d’une simple figure fictionnelle. On peut donc dire que Madadayo emprunte au biopic, mais aussitôt on s’aperçoit combien cette filiation à ce genre qui a tendance à nous saouler n’a aucune importance. Car le portrait qu’en fait Kurosawa est-il fidèle ? Seuls des proches d’Uchida, certains Japonais ou des spécialistes de la littérature japonaise pourront l’affirmer. Ce qui compte, c’est son utilisation par Kurosawa pour en faire une méditation enjouée sur la vieillesse, les contradictions de la condition humaine et le sens de la vie.


La différence avec nombre de ses films, c’est qu’ici le spectaculaire (Ran, Kagemusha…) ou la noirceur (Les Salauds dorment en paix, Entre le Ciel et l’Enfer…) n’ont pas leur place. Dès la scène d’ouverture où l’on découvre le lien touchant qui unit un vieux professeur d’allemand à ses élèves lycéens, on comprend que le film va baigner dans une bienfaisante lumière. D’une certaine manière, on pourrait le relier avec Ikiru, autre film de Kurosawa dans lequel on assiste aux dernières années lumineuses d’un vieillard. La différence étant qu’Uchida est d’emblée perçu comme un homme extraordinaire, un « trésor » pour reprendre le mot de ses anciens élèves. Et le spectateur de comprendre assez vite pourquoi. Drôle, facétieux, sage et en même temps bon vivant, l’homme (magnifiquement interprété par Tatsuo Matsumura) suscite aussitôt la sympathie, d’autant qu’il n’est pas engoncé dans une posture de vieux sage qui à la longue pourrait être perçue comme pesante.


S’il apparaît ainsi comme une sorte de roseau qui sait plier, s’adapter aux événements extérieurs (sa maison est détruite lors d’un bombardement, ce qui le contraint à habiter une minuscule bicoque insalubre), il est significatif de voir qu’il perd pour de bon les pédales quand, un jour, son chat bien-aimé ne revient pas dans sa maison. Paradoxe de cet homme qui a su se constituer par son métier de professeur des générations de fils spirituels mais qui, n’ayant pas d’enfant biologique (il faudrait vérifier dans la biographie d’Uchida pour savoir pourquoi), semble avoir compensé ce manque en reportant une affection paternelle sur son chat Nora (auquel il consacrera d’ailleurs un livre). On a beau être vénéré par plusieurs générations de jeunes gens et d’hommes intelligents, on n’en est pas moins faible et oublier sa supposée sagesse pour en arriver à quasi mourir de chagrin juste à cause d’une boule de poils.


On comprendra aussi, avec cette histoire de chat disparu, qu’il ne faut pas s’attendre à une pléthore de péripéties. Nous sommes plongés dans un quotidien tendre, quasi ozuesque, le morceau de bravoure étant le long segment consacré à l’anniversaire d’Uchida, séquence qu’il est préférable de voir sur grand écran afin de sentir enveloppé par la joie et un écoulement du temps propre à une gigantesque beuverie où tout est prétexte à l’amusement et à une communion collective. En la revoyant, j’étais surpris de voir combien de détails s’étaient gravés dans ma mémoire, à commencer par cette scène iconique où l’on voit le vieux professeur engloutir un monstrueux verre de bière (je dirais un litre voire un litre et demi) avant de clamer : « Madadayo ! », soit « pas encore ! » pour signifier que le moment n’est pas encore venu pour lui de passer l’arme à gauche.


Et le film a beau durer 2H14 et ne raconter presque rien, il est fascinant de voir combien on a l’impression « d’en être », c’est-à-dire de faire partie de la petite communauté de ses disciples. Alors qu’au moment du tournage il est plus âgé qu’Uchida lors des dernières scènes, Kurosawa ne pouvait pas terminer sa longue filmographie sur un meilleur film. L’ultime plan (que nous ne dévoilerons pas) résume assez bien sa vie en tant que créateur. Gagner une année de plus, une deuxième, peut-être une troisième, pourquoi pas ? Mais même si tout s’arrêtait d’un coup, ce serait aussi très bien.


Le film ne connut pas de succès. Kurosawa aurait un jour plaisanté avec son entourage en disant : « Est-ce mon dernier film ? Madadayo ! » Ce sera pourtant le cas à cause d’un AVC qui surviendra en 1998. En fait, mō ii yo ! (« je suis prêt ») et, toujours en référence à l’ultime scène, cela n’a rien de triste ni de tragique.


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le 15 févr. 2025

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