La raison du plus fourbe
En attendant dans la salle obscure les premières images de Timbuktu, on pense savoir à quoi s'attendre. Après Bamako, Abderrhamane Sissako remet le couvert et continue de questionner les travers d'un...
Par
le 10 févr. 2015
A travers l’histoire de Bahta, jeune danseur Hip Hop rebelle refusant le poids des convenances,
«Making of» nous dévoile une société tunisienne en mutation. De l’underground d’une jeunesse maghrébine inspirée par la culture urbaine (Rap, Graff et Breakdance) aux réseaux terroristes intégristes religieux qui exploitent autant la soi-disant tradition que la misère et la perte de repères des jeunes générations, Nouri Bouzid nous dessine le portrait fin et sans complaisance d’un jeune adulte qui se cherche et peine à se trouver.
«Making of» est une réflexion, un regard porté en profondeur sur une génération en proie au doute et à un avenir incertain. Bahta, comme tant d’autres, rêve d’Europe, de liberté, d’épanouissement… Bahta, comme tant d’autres, étouffe de l’incompréhension des aînés, de la peur du changement, de l’absence de perspectives. Forte tête, déterminé, provocateur, il va faire les frais de formes diverses d’autorités et de malveillances, toujours masquées de bonnes intentions. Autour de ce portrait cru, au vitriol, d’un enfant du vingt-et-unième siècle naissant, incarné par un comédien (Lotfi Abdelli) touché par la grâce. Le scénario nous présente par ailleurs une galerie de personnages secondaires qui ancrent fermement l'itinéraire du personnage dans une réalité socio-culturelle bien palpable.
Ce film courageux, s’attaquant avec une audace pleine de nuances aux risques de la dérive intégriste et de l’effritement des cultures du Sud face au rouleau compresseur global et libéral, nous invite en plus à prendre part aux réflexions qui ont présidé à sa création. Comment éviter les raccourcis et les amalgames, parfois plus criminels que les bombes ? Comment rendre compte sans la tronquer d’une réalité qui se nourrit d’enjeux et d’influences pléthoriques ? Comment incarner des idées sans leur ôter leur caractère d’universalité ? Comment critiquer sans condamner, expliquer sans juger ? Comment assumer une position engagée face aux tabous ? Comédien et réalisateur nous extraient de la fiction le temps de brefs intermèdes qui ponctuent et soulignent les nœuds dramatiques du récit, prenant le spectateur à parti de l'acte créatif même.
«Ton film, c’est un monstre !», lance le comédien au réalisateur ; et ce dernier lui-même affiche une crainte de voir sa créature lui échapper. Par ce dispositif de mise en abîme inédit, Nouri Bouzid nous fait partager son urgence. Il nous fait toucher du doigt le besoin vital du créateur d’exprimer une parole libératrice, mais aussi l’angoisse de se mettre à nu et l’exigence de rester juste.
Au service de cette fiction hyper-réaliste et avant-gardiste, un casting parfait du premier rôle au moindre figurant, des dialogues acérés, des situations de cinéma émouvantes et chargées de sens, des plans soignés et une mise en scène qui se déguste en se laissant faussement oublier.
Avec cette œuvre singulière, Nouri Bouzid nous livre un grand film, un film utile, un film nécessaire. Rappelant comme il est important que des voix s’élèvent pour décrire autrement une réalité qui les concerne, le réalisateur maghrébin s’approprie le débat sur le terrorisme musulman et propose un point de vue férocement original dont la justesse fait mouche. Jusqu’à la fin, à laquelle nul ne s’attend mais qui s’impose comme une évidence, le récit nous rappelle qu’aucun acte n’est sans conséquence et que les rails du destin sont semés d’obstacles, parfois invisibles, qui peuvent faire à jamais basculer les trajectoires individuelles et collectives.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.
Créée
le 22 avr. 2015
Critique lue 524 fois
Du même critique
En attendant dans la salle obscure les premières images de Timbuktu, on pense savoir à quoi s'attendre. Après Bamako, Abderrhamane Sissako remet le couvert et continue de questionner les travers d'un...
Par
le 10 févr. 2015