Résilience et entrepreneuriat féminin au Cameroun

MAMBAR PIERRETTE

TW : Spoilers.

Mambar Pierrette, sélectionné en 2023 par la Quinzaine des réalisateurs, est un film de fiction naturaliste écrit et réalisé par Rosine Mfetgo Mbakam (son 9e film), qui s'inspire d'une de ses proches parentes dénommée Pierrette Aboheu Njeuthat et qui incarne donc le personnage éponyme du film. "Mais alors qui est Mambar Pierrette ?" me demandez-vous. Mambar Pierrette est une couturière vivant dans les quartiers populaires de Douala, au Cameroun contemporain. A travers ce drame (carabiné mais pas misérabiliste), la réalisatrice met en lumière les conditions matérielles d'existence de la classe laborieuse et populaire camerounaise (1) et plus spécifiquement elle dresse le portrait des femmes "entrepreneuses" (2), se débrouillant sans les hommes (3) et où les réseaux de solidarité familiaux (4) leur permettent d'être toujours résilientes (5) dans cet univers gangréné par le néolibéralisme post-colonial.

(1) Conditions matérielles d'existence des habitant.es de Douala

En effet, la réalisatrice accompagnée d'une talentueuse équipe technique (Fiona Braillon à la photographie, ainsi que Céline Bernard, Aline Gavroy et Loic Villot à la prise de son et au mixage) parvient grâce à une lumière naturelle et des sons naturalistes à filmer le microcosme du quartier de Douala, dans lequel la protagoniste évolue et ne sort pas. De fait, la caméra s'attarde souvent à filmer l'atelier et les travaux manuels de Pierrette, qui contre quelques milliers de Franc CFA (une petite fortune d'après ses clientes) s'attèle à coudre, à reprendre et créer de nouvelles pièces pour ses amies et son voisinage. Ces quatres murs branlants et la rue adjacente constituent un peu une petite prison où le déterminisme social est le geôlier. Disons-le tout de suite, Mambar Pierrette en chie grave, mais elle n'est pas la seule ! Pour planter le décor, on peut dire que la rue accolée à son atelier est insalubre voire dangereuse, des fils électriques cotoient souvent l'eau des goutières et les réseaux d'évacuation ne sont pas très efficaces contre les averses et les inondations dont Pierrette et son voisinage sont victimes. Bienheureux celles et ceux qui réussisent à trouver du travail dans le quartier, car la plupart des femmes et des hommes que l'on peut rencontrer galèrent souvent à gagner deux ou trois pièces jaunes en puisant de l'eau, en travaillant dans les carrières de sable, en essayant de recruter des électeurs pour des politiciens véreux, en travaillant illégalement en usine (sans contrat) ou en faisant des petits métiers clownesques pour divertir les enfants non-scolarisés du quartier et ce malgré les qualifications que pourraient avoir ces travailleur.euses. En d'autres termes, la vie quotidienne à Douala c'est la débrouille et l'incertitude.

(2) Être une femme entrepreneuse à Douala

C'est à ce moment qu'il est important de mentionner qu'une des ambitions de Rosine Mfetgo Mbakam est de dissèquer cette figure archétypale de la femme africaine entrepreneuse, en filmant et racontant les problématiques genrées vécues par les femmes du quartier. Premièrement, Mambar Pierrette, véritable héroïne de tous les jours, est accablée d'une charge mentale éléphantesque ((qui permet dans une certaine mesure de montrer des convergences et des divergences avec les femmes blanches européennes issues des classes laborieuses)). Entre 4 commandes et une multitude de galères à l'atelier et dans sa vie, elle s'occupe SEULE de sa mère malade et de ses 3 enfants scolarisés dans une école privée (indice : il semble d'après certains membres camerounais de l'association Afriqu'elles https://www.helloasso.com/associations/afriqu-elles qui intervenaient à la fin de la projection, que le bus vert qui vient les chercher tous les jours est très signifiant sur ce point). Si Mambar Pierrette gagne mieux sa vie que la plupart des femmes et des hommes que l'on voit à l'écran, ce n'est pas pour autant qu'elle peut réussir à quitter sa condition et s'élever socialement. Au contraire, après avoir cru perdre sa machine à coudre, après s'être faite dépouillée par des petits délinquants et martyrisée par une inondation, Pierrette craint de perdre son travail. Sans mari, elle doit demander la "tontine", une caisse collective d'épargne réunissant des épargnants du quartier, pour acheter de nouvelles fournitures scolaires à ses enfants, préalablements détruites par l'innondation. Cet entrepreuneriat féminin n'est pas déclaré d'un point de vue administratif et réglementaire, mais il s'exerce de manière informelle. Dans ces conditions de travail, l'entrepreneuse est sur tous les fronts et souvent très précarisée (ses moyens de production et ses débouchés économiques ne sont pas sécurisés). Les autres femmes dans le film sont aussi des battantes, face à la faillite de l'Etat et à l'absence des hommes qui les délaissent et les malmènent, elles s'organisent en quelque sorte en sororité et se serrent les coudes.

(3) L'absence des hommes dans le film

Oui, les hommes sont absents dans ce film. Comme de parfaits connards, ils ont fait des gosses et ont quitté leurs femmes sans donner signe de vie depuis lors. Cependant, face à cette absence de responsabilité conjugale il est bien entendu inutile de compter sur l'Etat et plus précisément sur les services sociaux chargés de retrouver les maris "disparus", qui ne fonctionnent pas. Les uniques figures masculines qui demeurent dans l'environnement proche de Mambar Pierrette sont celles de ses 2 fils, de son frère qui galère et celle d'un ancien danseur professionnel et ami récemment reconverti en clown de rue suite à une blessure. Pour Mambar Pierrette, qui a rompu avec son ex conjoint, il est évident que les femmes ne peuvent pas compter sur les hommes. Les hommes sont plutôt "des bonus dans la relation", rompant ainsi de manière moderne avec les moeurs des mères et des grands-mères qui pratiquent quant à elle le veuvage traditionnel et n'osent pas contacter les services sociaux pour réclamer les pensions alimentaires.

(4) Des tissus de solidarité

Dans ce contexte social, ce film montre également le soutien moral et économique présent à travers l'entourage et surtout grâce à la structure familiale traditionnelle. Selon les intervenantes de l'association Afriqu'elles, ces réseaux de solidarité constituent, avec la résilience des femmes, un message d'espoir qui permet d'éviter de tomber dans le misérabilisme. A l'écran, il est évident que l'on assiste à la fois à une solidarité familiale (la tante apporte à manger aux enfants de Mambar Pierrette) et populaire (soutien moral des amies, tontine). Toutefois, cette solidarité reste peu organisée à l'échelle communautaire et au sein du réseau amical, puisque que lorsque Pierrette fait face à des calamités ou rencontre d'autres victimes, le seul soutien est moral (discussions ou sortie dans un bar dansant). De plus, ses amies consentent rarement à payer Pierrette à la hauteur de son travail, les marchandages pour les travaux manuels de Pierrette sont nombreux même lorsque l'on a connaissance de ses problèmes... La protagoniste elle même est démunie face aux problématiques rencontrées dans son entourage proche. Face à son ami danseur, face à son frère, ou bien face à la tristesse de son amie célibataire, la réponse est en quelque sorte toujours la même :

"C'est comme ça ma soeur ! (...) La vie est dure, mais il FAUT avancer (...) Je vais de l'avant."

(5) "Avancer malgré tout" : résilience et aliénation politique

Comme l'a très bien formulé un spectateur dans la salle, lors de la projection avec Afriqu'elles, cette résilience mise en scène dans le film est en réalité une : "injonction sociale qui dissimule des conditions intolérables, qui nous pousse à esquiver la révolte et l'indignement pour survivre". En effet, bien que la résilience soit un attribut émotionnel et mental nécessaire à la survie quotidiennne dans des conditions socio-politiques difficiles, commnent ne pas la voir également comme un outil d'aliénation politique instrumentalisé par le pouvoir camerounais (le même président depuis 43 ans ...), mais que l'on retrouve également dans d'autres sociétés aujourd'hui (ex : livre de Thierry Ribault, "Contre la résilience", Editions L'Echappée, 2021, en ligne : https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/contre-la-resilience.).

Très convaincant cinématographiquement et subtilement réalisé pour comprendre la sociologie d'un segment de la population camerounaise (NB : il restera un de mes films préférés cette année que je recommenderai vivement), ce film aurait pu se payer le luxe d'étudier davantage les mécanismes psycho-sociologiques de la résilience, au coeur de l'entrepreneuriat féminin camerounais, et les effets produits dans le corps social.

Marraudeur-Bonar
10

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Créée

le 21 avr. 2024

Critique lue 76 fois

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