Le vent de l’ennui.
Au moins, après ce truc, Garrel (qui n’a alors que dix-neuf ans) ne pouvait pas faire pire. C’est vraiment un essai pénible d’étudiant imbu. Il y a toutefois un sens singulier du cadre et de...
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le 2 déc. 2019
[Initialement et intégralement publiée sur le blog des éditions Re:Voir]
« NOUS FAISONS LA RÉVOLUTION
A NOS MOMENTS PERDUS »
Groupe Lettriste, '' La Nuit du Cinéma '', Tract-Affiche, 13 octobre 1952
Marie pour mémoire est le premier long-métrage de fiction du cinéaste. On y retrouvera la famille Garrel (le fils, le frère et le père), ainsi que Michel Fournier, son chef opérateur sur Le Lit de la Vierge. Il obtient le Grand Prix au Festival du Jeune Cinéma (plus connu sous le nom de Festival d'Hyères) en avril 1968, recevant tant l'affection de Michel Simon que les huées du public. Une seconde projection a lieu le 5 avril 1969 à la Cinémathèque Française, avant sa sortie nationale le 3 mars 1972. Après ça, c'est la disparition du film des écrans, il ne sera projeté à nouveau qu'à l'Anthology Film Archives, de juillet à décembre 2000. S'enchaîne alors des programmations au Facets Multi-Media (Chicago, octobre 2000), à l'Harvard Film Archive (Cambridge, de mai à juin 2001). Il sera également projeté dans le cadre de l'historique rétrospective « Jeune, dure et pure ! Une histoire du cinéma d'avant-garde et expérimental en France » (Cinémathèque Française, 2001, programmée par Nicole Brenez et Christian Lebrat), ainsi que dans le cycle du Centre Pompidou « Les années pop : cinéma et culture pop » (juin 2001).
Un motif parcourt la filmographie de Philippe Garrel, c'est celui du suicide. Celui traversant une génération (les révolté·e·s et autres dandys de 68) et ces individus, singularités qui s'éparpillèrent au fil des années. Ce motif, c'est celui d'un suicide de rêveurs et rêveuses, qui se perdent dans les rêves. Loin du cliché que l'on pourrait immédiatement avoir d'un cinéma dit underground, les films de Philippe Garrel étaient le reflet, disons le miroir, d'une génération. Avant Nico, il y a eu Zouzou : « Chaque génération a sa fille mascotte et au début des années soixante c'était Zouzou » 2. Ce qui se passait à l'écran, c'était également ce qui se passait dans la vie intérieure de nombreux cinéphiles. On peut alors lire le Manifeste pour un cinéma violent 3, et se rendre compte de la déjà grande maturité d'esprit de Philippe Garrel.
« Le spectateur est assimilé de gré ou de force par l'auteur qui le conduit dans un rêve éveillé dépassant les traumatismes individuels biographiques pour cerner sa condition. L'identification cessent en même temps que cesse la projection, le spectateur sortant du mirage se voit obligé de se redéfinir. S'ensuivront, ou non, des modifications de comportement comme à la sortie du rêve. Ce qui nous rappelle que la pensée est axiale, contagieuse et évolutive. Selon cet idéal, le cinéma constitue un nouveau mode de communication par viol de la personnalité, - la plus développée des communications à sens unique. Ainsi soit dit. ».
Les énergies de vie et de mort dépassent les frontières poreuses des diégétismes.
Marie pour mémoire est un des films au plus loin de la vie intime du cinéaste, préférant le théâtre de la folie au geste autobiographique. Une effervescence que l'on retrouvera durant les Nuits Debout et autres fièvres émeutières, avec par exemple les ciné-tracts de Paris 8-Vincennes, Schismes de Yann Beauvais (2014), On ne sait jamais ce qu'on filme de Matthieu Bareyre et Thibaut Dufait (2016). Ou encore le plus ancien Outrage et Rébellion (2009), commandité par Nicole Brenez et Nathalie Hubert, film collectif dans lequel Philippe Garrel signa La séquence Armand Gatti. Marie pour mémoire, à la différence de ces derniers (analyse foucaldienne des images de la répression, individualité collective dépassées par des temporalités d'exclusions et de répressions, reprises nostalgiques d'une forme militante historicisée), et bien que l'incroyable séquence finale, celle d'une répétition par la négative d'un discours, puisse amener à penser le contraire, Marie pour mémoire est le lieu d'une construction. Reste à ressentir le mouvement des âmes qu'il propose.
Au delà de la réflexion, ces films, et avec eux, main-tenant, un bout de cinéma, contiennent une énergie expressive et pathétique proche et pourtant lointaine. Alors, la faute à qui ? À l'histoire officielle du cinéma ? Aux mots ?... Words words words, parfois il ne reste qu'eux. Il ne reste qu'eux face à l'assourdissement des grenades '' de désencerclement '', que ces slogans hurlés et ces graffitis dont la noirceur réapparaîtra toujours après la blancheur des lacrymogènes. Des mots, aussi variés que les composantes singulières du débordement (et de ses manifestations), entre ironie cynique et rage vengeresse. Des mots, ceux qui concluent Actua I (film d'actualité révolutionnaire sur les mois de barricades de 1968) : « La respiration se passe désormais de visa de censure ».
Des mots pour oublier, avec Raphaël et Christiane, les désaccordés (Les Enfants désaccordés, 1964, premier court-métrage de Philippe Garrel). Des mots pour se confondre. « Marie, c'est aussi possiblement Marie de Magdala, confusion onomastique qui ne pouvait que plaire à un cinéaste travaillé par la révélation des êtres et la présence des corps, et qui trouva dans les topos christologiques autre chose qu'un simple répertoire iconographique, une réserve inépuisable, de formules (in)visibles et (in)dicibles où corps souffrant et parole pathique échangent leur substance. » 4. C'est-à-dire une figurabilité de la difficulté souffrante à habiter le monde. Car Marie pour mémoire, c'est l'image d'une jeunesse qui rêve tandis que le monde s'écroule autour. Mais, à la différence des maoïstes et autres révolutionnaires de mai 68, ce n'est pas une jeunesse qui rêve d'utopie, d'un futur meilleur et politiquement/idéologiquement plus accordé avec les lectures et opinions de cette dite et autoproclamée jeunesse. Non, elle rêve de son passé, de ce qui est déjà perdu, dans une attitude mélancolique rare pour un si jeune âge, puisque maîtrisée avec l'élégance et la sagesse de ceux qui ont assez vécu pour oublier.
Assez oublié pour revivre d'enfance, l'enfance s'enfante incessamment
I don't protest, Jonas Mekas dans Underground New York (Gideon Bachmann, 1968)
Jonas Mekas déchire sans raison ce qui ce révèle être les chéquiers de son entreprise. '' Pourquoi vous les avez déchirés ? '', demande Gideon (la conversation débute en allemand). Jonas, ne pouvant plus contenir le sérieux et la gravité de son précédent geste, laisse échapper un sourire du coin des lèvres et frétille sur sa chaise en se frottant les genoux, comme ces enfants qui viennent de commettre une bêtise, mais avec la fierté et le désir de ne pas se justifier. '' Je proteste '' / '' Protester contre quoi ? '' / '' Je proteste contre les protestations... Je ne proteste pas ''. Il assène à nouveau cette sentence, en français, puis en anglais. '' Je ne proteste jamais. Le cinéma underground ne proteste pas. Le cinéma underground crée quelque chose de nouveau. Construis, nous construisons […] Nous ne détruisons pas. Nous construisons... la vie... l'humanité... un peu ''.
Philippe Garrel - MARIE POUR MÉMOIRE Trailer from Re:Voir Video on Vimeo.
DVD/Blu-ray en vente ici
Nanako Tsukidate ; '' Expressions primitives : Notes sur l’œuvre de
jeunesse de Philippe Garrel '', in. livret de l'édition DVD/Blu-ray
Marie pour mémoire.
Entretien de Sally Shafto avec Gérard Fromanger ; Zanzibar - Les films Zanzibar et les dandys de mai 1968, Paris, 15 sept. 1999, p.167.
Philippe Garrel ; '' Quatre manifestes pour un cinéma violent '' (1968), in. Zanzibar - Les films Zanzibar et les dandys de mai 1968, Sally Shafto, Paris, 15 sept. 1999, p.67-69.
Emeric de Lastens ; '' Cinéaste à (pas même) 20 ans '', in. livret de l'édition DVD/BLu-ray Marie pour mémoire.
Emeric de Lastens, idem.
Rédaction : François Moreau
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Créée
le 22 déc. 2017
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