Dans Matrix, la thématique du rêve revient en boucle. Néo, dans l’une de ses premières répliques, demande à une de ses connaissances si « cela lui est arrivé à lui aussi de confondre rêve et réalité ? » Question qui préfigure celle de Morpheus le bien nommé : « as-tu déjà fait un rêve qui te semblait vrai ? » Plus loin, c’est l’agent Smith lui-même qui affirme que « le monde parfait était un rêve ». Les occurrences du mot rêve, au sens figuré d’utopie ou au sens premier de songe viennent ainsi ponctuer le déroulé de l’histoire comme autant d’indices adressés au spectateur lui permettant d’établir sa propre grille de lecture. Interroger la question du rêve dans Matrix revient, en quelque sorte, à suivre les « lapins » Wachowski dans leur fantasmagorie filmique. Jusqu’au fond du terrier.
Le rêve comme utopie
Le conflit hommes-machines qui structure la base du scénario est celui de deux utopies.
La première est celle envisagée par les machines. Ayant vaincu l’humanité à l’aube du 22ème siècle, elles ont procédé à leur propre révolution industrielle. Pour ce faire, elles ont asservi les humains à la Matrice les réduisant à l’état de piles électriques. Une économie rudement bien pensée avec recyclage de la matière première et contestation sociale inexistante. Mais comme toute utopie, celle-ci connait des ratés, le bel agencement de la Matrice se heurtant à la nature profondément incontrôlable de l’esprit humain. Dès lors, les robots n’auront de cesse de vouloir upgrader leur machinerie infernale. Le deuxième épisode nous révèle ainsi que la Matrice en est à sa sixième version. Et que l’Architecte (qui est aussi une I.A.) a intégré dans son « scénario » les protagonistes de l’histoire ainsi que les actions que nous supposions relever de leur libre-arbitre.
La seconde utopie est celle qui anime la petite communauté d’humains résistants. Se libérer de la tyrannie des machines, reprendre le contrôle et voir le triomphe de Zion, la cité des hommes libres. Là encore, on comprendra à l’issue de la trilogie que cette représentation de la cité idéale – celle de la fraternité, de la fête et de l’amour libre – n’est peut-être qu’une illusion de plus intégrée à la Matrice.
Le rêve comme échappatoire
Dans la première scène où apparait Néo, on le découvre en train de dormir. Un message énigmatique sur l’écran de son ordinateur l’interpelle : « Wake up Neo ». Étant donné la façon dont le scénario va enchevêtrer les différents niveaux de réalité et d’interprétation de celle-ci, on est en droit de se poser la question : Néo est-il en train de rêver ? Autrement dit, l’histoire que nous allons découvrir n’est-elle pas celle qui se trame dans l’inconscient d’un jeune homme déprimé ? Un environnement professionnel médiocre et une vie privée réduite à des activités de hacker composent son lot quotidien. Tel pourrait être le postulat de départ : fuir une triste réalité pour découvrir le Pays des merveilles. Celui du rêve, à la suite d’Alice qui elle aussi s’est endormie. Le twist désormais fameux des deux pilules bleue/rouge nous amène finalement à reconsidérer les choses. La réalité n’était pas là où nous pensions qu’elle était. Et surtout, elle est bien pire que cela. Scénaristiquement, la gifle est totale. Car nous subissons, au même titre que Néo, la douloureuse expérience du réveil : le réel est un sinistre désert où l’humanité a été réduite à l’état d’esclavage. Et la vie que nous pensions vraie n’est qu’un rêve sous assistance programmée.
Rêve paradoxal
Désentravé de la Matrice, Néo se retrouve face au paradoxe que lui impose sa nouvelle condition. Le voici libre de ses choix mais dans une réalité où la marge de manœuvre est réduite à zéro. Pour pouvoir agir, il devra lui aussi réintégrer le canevas de la Matrice. Or cette situation entre en contradiction avec l’expérience que nous avons de nos propres rêves. En effet, en temps normal, le rêve est le lieu privilégié de l’inconscient et de l’absence de contrôle. Dans Matrix justement cette question du contrôle est centrale. Néo se plaint régulièrement qu’il n’arrive pas à dormir, qu’il est fatigué. Comme s’il était en manque d’un rêve réparateur et non plus d’un rêve sous contrôle. Par définition, le rêve échappe à la conscience précisément parce que sa fonction consiste à contourner les difficultés, conscientes ou non, rencontrées dans le réel. « Gardien du sommeil », pour reprendre la formule de Freud, le rêve traite les angoisses et les désirs refoulés. De fait, la symbolique sexuelle est très présente dans le film, plus ou moins explicitement. Ainsi, Mouse propose-t-il à Néo d’essayer son programme fantasmatique de la fille à la robe rouge. Comme une invitation à se laisser aller. Plus tard, dans Matrix Reloaded, alors qu’il fait l’amour avec Trinity, Néo s’abandonne, renonçant au « contrôle » de la situation. Le personnage de Cypher quant à lui préfère retourner à la Matrice plutôt que vivre dans un réel insipide. Il incarne de la façon la plus radicale cette nécessité du lâcher-prise. Qu’importe le cocon pourvu qu’on ait l’ivresse.
En conclusion…
Si la Matrice joue pour les humains endormis son rôle d’écran face à une réalité insupportable, elle ne sert pour les héros que d’interface pour contrecarrer les I.A. La fonction onirique de la Matrice ne fonctionne plus pour les résistants et l’enfer n’est donc pas seulement l’expérience qu’ils font de la réalité, c’est aussi celle de l’absence de rêve authentique.
Critique publiée sur le MagduCiné (dans le dossier consacré à la place du rêve dans les films)