Pour qu’une révolution advienne en société, il est nécessaire que les germes en soient pressentis, et les graines en terre depuis un certain temps : lorsqu’elle éclate, on la reçoit avec le sentiment d’un avènement. En art, c’est presque l’inverse : la révolution se fait lorsque le public n’est pas préparé à ce qu’il va voir.


Matrix fonctionne exactement sur ce principe. En cette fin des années 90, la planète du blockbuster ronronne gentiment sur des recettes éculées (Independance Day, Armageddon, Godzilla) et des valeurs sûres (Titanic), et depuis la révolution du numérique initiée par Jurassic Park en 1993, la technique se met au service des vieilles recettes. Les Wachowksi, après un coup d’essai dans le film noir lesbien formaliste, se lancent dans une grande aventure qui va redéfinir la SF et le film d’action.


C’est bien en tant que cinéphiles qu’elles plantent pourtant le décor, avec un goût de la citation et de la fusion qui ne va cesser de convoquer les prestigieux aînés. Ceux du film noir, dans une ville aux angles et contrastes acérés, aux prises de vue en plongée pour exacerber sa capacité à transformer tous les décors en souricières. Le monde de Néo est délicieusement vintage, et semble tout droit sorti d’un film des années 40 : il est, en cela, déjà un décor de cinéma ; les murs décrépits, les grandes barres taguées, les bureaux sans âme et les goulots du métro suintent un organique étrange où l’on végète sans plus rien questionner. La pluie et la nuit prennent leurs quartiers, quand le jour s’étale dans un verdâtre maladif qui met le protagoniste en attente d’une rémission, tandis que les signes libertaires se manifesteront par un folklore underground où le latex, le gothique et le cyberpunk promettent malicieusement de nouvelles expériences.


Ce premier volet sera celui du franchissement. L’entretien avec le supérieur de Néo se fait alors qu’on entend comiquement grincer les raclettes des laveurs de carreaux : l’enfermement est marqué, et son parcours initiatique se fera par l’appréhension de l’espace. Tel un rat de laboratoire, il fuit, accroupi, dans l’open space, incapable de s’offrir la sortie attendue pour tout héros cinématographique, à savoir la façade au-dessus du vide. Il lui faudra un parcours bien plus progressif, de la nudité chromatique (le blanc du bureau des agents, puis celui de l’échange avec Morpheus) à la découverte des structures fourmillantes. Son émancipation se fera par la déchirure des cloisons, que ce soit dans les canalisations du bâtiment, le déchiquètement des colonnes de marbre ou le mitraillage des vitres de façades entières.

La jubilation spectaculaire passe donc par un accès omniscient aux arcanes du monde : les réalisatrices, dès l’ouverture, ont invité le spectateur à entrer littéralement dans l’écran, et offrent en continu une pluralité d’ouvertures sur un monde aux reflets fallacieux : les lunettes miroirs, les lucarnes, les moniteurs, les rideaux derrières lesquels se révèlent un mur de briques construisent ainsi un labyrinthe fascinant dont ils s’agit de découvrir, par transparence et sur le mode du palimpseste, la structure invisible à l’œil nu.


Matrix accompagne donc son protagoniste de l’autre côté du miroir pour une initiation à l’euphorie croissante. Si la découverte de l’atroce vérité sur le réel (la carte a remplacé le territoire, comme l’affirme Baudrillard dans le très ostentatoirement cité Simulacres et Simulation) peut abattre, elle est en réalité très vite compensée par les potentialités d’un tel dispositif : la Matrice est le jeu vidéo ultime - et, de ce fait, la revanche d’Hollywood sur son incapacité crasse à concurrencer cette industrie du divertissement en passe de le dépasser à cette époque. C’est l’abolition du temps, puisque le téléchargement des données permet la maîtrise instantanée du kung-fu, du pilotage d’un hélicoptère ou des stocks d’armes illimitées. La ville devient un terrain de chasse, et se creuse dans une verticalité qui s’étend à mesure qu’on peut s’affranchir de l’apesanteur, des galeries du métro aux toits des buildings.

Mais c’est évidemment sur le plan formel que l’émancipation sera la plus jouissive : en considérant le « réel » comme un cadre restreint dont on peut modifier les règles, les réalisatrices laissent libre cours à une mise en scène qui va transcender l’espace et le temps. Par le ralenti, on transforme chaque geste en une cérémonie graphique, accentuée par un travail obsessionnel sur le sound design : les corps en mouvements sont ainsi magnifiés par des souffles graves qui les parents d’une majesté épique, tandis que l’impact des balles ponctue ces chorégraphies du chaos. Le fameux bullet time convoque quant à lui la jouabilité de l’image, puisqu’on y fige le temps pour un travelling circulaire permettant d’apprécier la beauté du geste. Le spectateur est devenu, en un sens, metteur en scène, travaillant la scène dont on lui offre tous les angles possibles.


Car dans cette histoire de libération du simulacre, le paradoxe ne manque pas de saveur : Matrix offre un spectacle, du western à la SF en passant par le polar HK, et recourt à toutes les innovations technologiques de son temps pour nous en dénoncer la facticité. La triste réalité dans laquelle est plongée le monde nous est montrée par le biais de résistants aux tenues misérables, réduits à manger une bouillie insipide, et s’infligeant un régime austère au nom de la vérité. On leur préfère évidemment leur version virtuelle au look imparable et à la gestuelle opératique. Eux-mêmes fantasment, dans leur vaisseau rouillé condamné à une fuite éternelle, la saveur d’un steak ou les formes sculpturales d’une femme en robe rouge, conscients que ce plaisir, aussi virtuel soit-il, est déjà une satisfaction. Eux-mêmes regardent, émerveillés, le combat de Morpheus et Néo sur leur moniteur de piètre qualité, et s’installent dans un fauteuil pour aller jouer un rôle. Autant de renvois au spectateur, qui n’a plus qu’à capituler, et reconnaître que cette œuvre a fait de lui un esclave de sa jubilation. La question de la foi, qui construit le personnage de Néo par ce que les autres projettent sur lui, est évidemment à élargir à celle de l’audience. Dans Matrix, l’exhibition de la facticité n’est pas qu’un clin d’œil : elle permet d’accéder à une nouvelle façon de voir, et elle amplifie la notion même de spectacle : et si le spectateur reste passif, dans son fauteuil, esclave moderne du blockbuster, il l’est ici avec un consentement on ne peut plus euphorique.


(8.5/10)


Genèse du film, analyses et extraits commentés dans la vidéo du Ciné-Club :

https://youtu.be/8BTKHf8lF5w

Créée

le 1 oct. 2023

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Sergent_Pepper

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