Phénomène majeur de la culture populaire à l’aube des années 2000, Matrix est entré dans l’histoire du cinéma dès ce premier film au début de la carrière des frères Wachowski. Nouvelle référence du film d’action à gros budget pour les uns, œuvre philosophique aussi subversive que captivante pour les autres, Matrix n’a laissé que peu de spectateurs indifférents et certainement pas moi. Alors, voyons pourquoi j’apprécie tant cette matrice, en quoi elle se distingue tout particulièrement du paysage des gros blockbusters cinématographiques de son temps.
Pour nous plonger efficacement dans ce monde complexe de la matrice, la porte d’entrée de la narration est une grande réussite pour moi. Tout est découvert progressivement à travers le regard d’un personnage auquel le jeune homme du troisième millénaire pourra facilement s’identifier à mon sens : un boulot routinier dans un bureau insipide, le sentiment d’évoluer dans un monde globalisé aussi explicitement insensé que parfaitement immuable, l’envie de changement réfréné par un confort matériel satisfaisant, l’intérêt pour les nouvelles technologies et la contre-culture mais l’intégration pleine et entière à la société contemporaine…
Le rythme de l’intrigue est très bien géré avec des scènes d’exposition et des éléments perturbateurs qui se succèdent constamment pour qu’on arrive à rentrer dans l’univers efficacement sans jamais avoir le temps de s’ennuyer. Bien que faisant partie d’une trilogie, Matrix se suffit en grande partie en lui-même et ne recourt pas exagérément à la présentation de ses différents mondes, de leur histoire et de leur fonctionnement pour introduire les films qui suivront. Et si ce rythme est bien géré, la grande qualité d’écriture pour moi se situe dans ses thématiques.
Arrivé en plein bug de l’an 2000 et de tous ses questionnements vis-à-vis du progrès technologique, du système néolibéral globalisé, de l’urbanisation à grande échelle… les thématiques du film ont su trouver un écho auprès du grand public malgré des positions osées dans une narration complexe. C’est un film au scénario anti-système particulièrement assumé pour un film au si gros budget, on a tout de même comme cœur de l’intrigue toute une métaphore du système capitaliste néolibéral endormant les populations pour les vouer à une vie futile d’exploité au sentiment de bonheur illusoire.
Les personnages les plus positifs du récit sont des révolutionnaires marginalisés voyant un système à abattre, des agents du système à fuir comme le diable et des membres du système dont il faut se méfier. Le récit ne prendra absolument pas une voie plus conventionnelle au fil des événements, il assumera pleinement cette vision purement révolutionnaire, ce qui me plaît beaucoup de par mes sensibilités politiques. Je regrette simplement à ce sujet que le ton humoristique du film vienne amoindrir peut-être légèrement la crédibilité du message, sans doute une conséquence directe de cette volonté de toucher le grand public malgré ces positions.
Les questionnements philosophiques soulevés par le récit sont si nombreux qu’il n’est pas nécessaire d’avoir cette sensibilité révolutionnaire pour apprécier cet aspect philosophique de l’histoire. Du simple parallèle à des réflexions communes, comme le sentiment de déjà vu, à toute une analyse des thèmes philosophiques du récit avec une rigueur universitaire, le récit s’y prête très bien. Si le cinéma d’auteur peut s’en réclamer facilement, c’est très largement moins le cas dans le cinéma grand public, Matrix est une formidable exception historique à ce sujet. Et si ces questions de fonds ne vous intéresse pas, le divertissement aux moyens hollywoodiens entre en scène.
L’action filmée au ralenti avec des caméras à grande vitesse pour accentuer l’esthétisme de certaines postures ou illustrer la maîtrise du personnage sur son environnement sera largement popularisé par ce film. Non seulement les effets spéciaux ont du se révéler assez innovants pour obtenir un tel rendu au ralenti, comme pour la célèbre scène du bullet-time, mais en plus ça se mêle très bien au déluge de mouvements à l’écran avec les cascades de douilles de balles, les débris des décors virevoltant aux impacts, les gouttes d’eau projetées du plafond... bien avant que ça devienne très commun avec la popularisation de la 3D 10 ans plus tard.
Les différentes cascades sont plus qu’impressionnantes et la surenchère d’action profite pleinement du parti pris du scénario offrant beaucoup d’excentricité dans les décors et actions possibles ainsi qu’au montage sans nuire à la cohérence du récit. De plus, beaucoup d’effets spéciaux très particuliers ont ainsi été créés spécialement pour certains rendus tout aussi particuliers, comme un effet de liquide dans les airs déformé au toucher d’un personnage. Le budget tout à fait confortable mais pas non plus mirobolant de 60 millions de dollars a été très bien exploité.
La mise en scène peut aussi être très recherchée et pertinente pour les scènes de narration. D’une part, ça peut être de façon assez évidente, comme l’utilisation des reflets des pilules rouges et bleus dans les lunettes de Morpheus qui permet d’expliciter visuellement les 2 choix qui s’offrent à lui. D’autre part, ça peut être plus subtil, comme lorsque des figurants jumeaux ou triplés permettent de rendre visuellement le fait qu’une foule anonyme n’est pas perçue comme une somme d’individualités par le personnage. Dans tous les cas, ça démontre bien le soin accordé à la réalisation à tous les niveaux.
Le film s’autorisera différents plans horrifiques particulièrement audacieux dans une production visant plutôt un public large. D’ailleurs, c’est peut-être bien leur brutale arrivée dans un film qui en contient si peu qui les rend d’autant plus mémorables et impactant. Je me souviendrai toute ma vie de la première fois que j’ai vu l’interrogatoire de notre protagoniste par les agents de la Matrice, de la terreur que j’avais ressenti sans m’y attendre un seul instant. Et à mon sens ça a parfaitement sa place dans un récit aux enjeux si matures et à la narration si complexe.
La sur-dominance de la couleur verte dans la colorimétrie de l’image pour la matrice n’est pas forcément à mon goût mais a le mérite d’offrir au film une identité visuelle forte, presque iconique. C’est aussi un moyen simple de distinguer les 2 mondes, l’un avec des nuances de vert, l’autre avec des nuances de bleu. Certains décors du monde hors de la matrice sont très impressionnants à mes yeux et dans un style cyberpunk largement plus à mon goût avec cette idée de mêler des designs vintages à des technologies avancées, de mettre en scène des machines infernales à l’imagerie familière… J’apprécie beaucoup également le choix radical de couleurs très froides, avec l’absence totale de soleil notamment, renforçant l’aspect anxiogène de ce monde réel.
Le travail sur les costumes et les maquillages des acteurs est assez intéressant à relever tant ils illustrent très bien la différence entre la Matrice et ce qui est en dehors, en fonction de si le style est abouti et superficiel ou délaissé et authentique, à l’image des personnages tels qu’ils sont ou tels qu’ils voudraient être idéalement. Tous les acteurs principaux qui le devaient se sont prêtés au jeu et leur transformation physique est assez subtil et efficace, ce qui est bien entendu appréciable. Bon par contre il faut aimer le cuir pour adhérer à la version idéale du style vestimentaire, pour moi c’est bon.
Concernant le casting, je le trouve solide dans l’ensemble sans arriver à l’excellence. Je ne suis pas le plus grand fan de Keanu Reeves mais je ne peux pas non plus dire qu’il fait mal le travail, il incarne sans problème son personnage auquel j’arrive à m’identifier. Kate Anne Moss est particulièrement convaincante dans son rôle de tueuse à l’assurance glaciale, dommage que son personnage devienne de façon si prévisible un love interest très banal pour le protagoniste alors que sa sublime scène d’ouverture laissait à penser à un personnage plus indépendant.
Le parlé et la posture de Laurence Fishburne confère au personnage de Morpheus un statut de mentor intimidant et charismatique parmi ce qui se fait de plus convaincant, tout en y insufflant les touches d’humanité pour le rendre attachant. Hugo Heaving joue de façon très particulière son personnage antipathique qui oscille entre le pragmatisme froid d’une machine à tuer et les excentricités impulsives d’une personne tourmentée, je ne suis pas sûr de totalement y adhérer mais au moins je le trouve original. Pour finir sur le casting, les différents rôles secondaires font le travail sans particulièrement se distinguer à mes yeux.
Matrix est la synthèse du divertissement hollywoodien ambitieux et maîtrisé ainsi que la vision d’auteurs marginaux et audacieux pour un récit révolutionnaire des plus intelligents sous un déluge d’action impressionnante à plus d’un titre. Il fait partie pour moi des phénomènes culturels les plus incroyables de son époque et j’aurais tant aimé retrouver ce niveau d’estime avec ses suites, ce qui ne sera malheureusement pas forcément le cas, exception faite de l’excellent film d’animation Animatrix que je vous recommande vivement si vous voulez prolongement ce film différemment qu’avec ses suites directes.