Le succès du premier volet de Matrix a donné les coudées franches aux sœurs Wachowski : Reloaded se fera avec plus de moyens, et sur deux opus, pour un résultat qui donnera lieu à un accueil d’une violence à la hauteur de la vénération précédente.
L’ouverture annonce le ton : en une séquence prophétique vouée à se répéter telle une malédiction tragique, tous les éléments constitutifs du film précédents sont convoqués, et surenchéris : une silhouette sculpturale de latex, un ralenti outré, le bullet time, la ville matricielle et une esthétique conjuguant expressionisme, cyber punk et fusillades en mode HK movie.
Il n’est plus question de limiter les moyens ou de brider l’inspiration. Les frangines se lâchent, pour le pire et le meilleur, et, d’une manière générale, Reloaded pousse tous les curseurs dans le rouge. Les thématiques de la foi et de l’amour prennent une ampleur presque embarrassante, transformant tout le prologue en une sorte de péplum qui tranche curieusement avec l’idée qu’on pouvait se faire du réel. Zion, dans la longue exposition, cherche à trancher avec la Matrice par des tableaux multicultu(r)els, sensuels ou les couleurs chaudes présentent l’humanité dans une sorte de techno parade tribale qui convoque le folklore de Mad Max et la vision des foules de Ben-Hur. S’en dégage un curieux sentiment de connexion avec un cinéma de l’âge d’or, censé s’opposer au monde vert, froid et technologique dans lequel les missions vont s’enchaîner.
Le gigantesque bazar du scénario patinera à plusieurs reprises, que ce soit dans les divers couples présentés, les querelles stratégiques ou les déviations par indications sibyllines d’instances ne cessant de se présenter au spectateur. La lourdeur du blockbuster s’invite malheureusement souvent dans l’écriture (humour pataud, Link en figure constante du spectateur dirigeant et commentant les exploits de ses pairs), et on voit s’installer ici une épaisseur qui ne quittera malheureusement plus le cinéma des Wachowski. Les motifs du destin, de la raison, inondent lourdement un arc qui ne cesse de poser des questions auxquelles il est obligatoire de ne pas répondre clairement pour une caution philosophique qui ne tient pas toujours ses promesses.
L’idée générale évoquée par l’architecte sur la fausse prophétie et la nécessité d’un reboot par compromis, et une version de la Matrice qui se voit obligée de composer avec l’imperfection humaine est néanmoins assez pertinente. On aurait simplement pu la formuler plus modestement, comme le clame clairement Persephone, fatiguée de toutes ces « bullshit »…
Mais là où le verbe s’embourbe, la chorégraphie visuelle reste à la hauteur. Le film poursuit cette exploration d’un espace saturé de corridors, de portes, d’escaliers et d’autoroutes au sein desquels les protagonistes vont pouvoir voltiger à foison. La surenchère est toujours de mise : les séquences sont plus longues (voire trop, comme dans le premier combat contre les clones de Smith), les armes blanches viennent épicer les arts martiaux et les antagonistes ont la capacité de se dématérialiser. Le ralenti permet à plusieurs reprises d’iconiser certains espaces (les escaliers où les statues explosent, une bretelle d’autoroute avec un katana pour fendre un 4x4), mais la formule pointe, notamment dans l’effet des ondes aquatiques sur les surfaces qui tend à se répéter à outrance.
Matrix Reloaded fait partie de ces œuvres qu’on revoit pour ces morceaux de bravoure, et qui tend une nouvelle fois à mettre en valeur les paradoxes de son message : dans cet univers de fiction, le déjà vu est un signe de danger, et le reboot un tragique sisyphéen : face à l’œuvre, c’est au contraire un plaisir qui nous pousse à savourer ad libidum le panache de sa forme.
(6,5/10)