Metropolis
8.1
Metropolis

Film de Fritz Lang (1927)

Dans le cinéma il est des monstres sacrés, monolithiques et mythiques. Metropolis est indéniablement l'un d'entre eux. Il a une histoire particulière, faite de mutilations et de restaurations successives mâtinées d'un soupçon de chance. D'abord amputé, puis censuré, le film subit d'importantes coupes avant la guerre. Ensuite un long travail de recherche commence alors pour retrouver les séquences perdues, aboutissant à la version actuelle grâce à divers exemplaires retrouvés partout dans le monde. On ne répètera jamais assez à quel point ce film est fondateur de la science-fiction dystopique, présentant une société inégalitaire, ségrégative et autocratique dirigée par un tyran despotique hors des réalités de son monde. Il s'agit aussi de mon premier film muet (après Drive et Only God Forgives...). Paradoxalement celui-ci a plus a dire que nombre de films parlants, voire même carrément bavards. Après cette introduction en bonne et due forme il serait un peu temps de parler de ce que contient ce satané film. Je précise qu'il s'agit de la version restaurée sortie en 2010. Et pour ceux qui ne l'aurait pas vu, cliquez sur le lien ci-dessous avant de lire la suite. Le film est disponible sur YouTube dans sa version restaurée, donc si vous avez un câble HDMI foncez !


Voir Metropolis



Un monde qui sait Fritz



Metropolis est une citée futuriste prospère. Particulièrement vertigineuse et aérienne celle-ci est inspirée des gatte-ciels New-yorkais et du mouvement art déco. Ces inspirations sont visibles dès le premier panorama de la ville, rempli des buildings aux lignes cubiques caractéristiques du mouvement. La cité est folle, pleine d'une masse grouillante et débordante mais froide et inhumaine. Ce paradoxe s’explique par la présence presque exclusive de véhicules, que ce soit des aéroplanes naviguant entre les immenses édifices, des tramways sur d'interminables rails élancés ou des voitures sur d'immenses rampes suspendues. Les humains sont réduits à des masses grouillantes et informes au bord des immeubles où à des cohortes robotiques, à peine visibles si l'on n'y prête pas l’œil. La mégapole est dominée par une tour titanesque écrasant tout le reste, à la fois symbole de la grandeur, de la force et de la démesure de la classe dirigeante et en particulier du maire, Johhan Fredersen, dirigeant absolu de la cité. Un choix loin d'être innocent, la tour éponyme de Babylone ayant en commun la même symbolique d'hybris. Mais tout cela n'est qu'une partie de la ville, il s'agit de la Cité des fils où vit la classe dirigeante de la métropole, les élus. La partie émergée de l’iceberg en somme.


La ville ne fonctionne évidemment pas toute seule, pour afficher une telle opulence il y a forcément un prix à payer. Une partie de la population est assujettie au profit de la caste dominante dans une cité souterraine où des ouvriers se relaient régulièrement pour alimenter et faire œuvrer de gargantuesques machines indispensables à la bonne marche de Metropolis. C'est un travail risqué et extrêmement pénible, une véritable aliénation. La première vision de la masse prolétaire est d'ailleurs celle du changement de poste des ouvriers, une grille s'ouvre et l'on peut voir le croisement de deux phalanges d'hommes minés marchant d'un pas mécanique et affligé. Tous sont vêtus du même uniforme, ce qui accentue l'impression cauchemardesque d'asservissement voire même d'esclavage de la population. Le groupe relevé rentre dans leur lieu de vie nommé Cité Ouvrière ou Abîme, un ramassis d'immeubles souterrains triste et morne. C'est la face sombre de l'architecture cubique de la Cité des fils, aussi terne et misérable que l'autre est flamboyante et majestueuse. La face cachée de la mégapole, une ville qui existe uniquement grâce au sacrifice du prolétariat. Cette idée est explicitée par l'hallucination de Freder qui voit en la machine centrale M de la ville un démon* auquel est sacrifié le peuple. J'aime par ailleurs beaucoup l'affiche qui représente un homme symbolisant les travailleurs portant la ville haute de Métropolis sur ses épaules signifiant que la grandeur de la cité repose sur le labeur des ouvriers.


La différence la plus significative et séparatrice de ces deux univers est le temps. Cette uchronie, entre les deux parties de la cité, se manifeste par la double temporalité. En haut il s'agit d'une horloge classique à 12 heures, en bas une horloge de 10 heures, chaque révolution comptant un cycle de travail pour les ouvriers. Au milieu de tout ça se situent Freder et Maria, l'un est le fils du dirigeant et l'autre est une simple prêcheuse du monde souterrain. Leur rencontre a lieu dans les luxuriants Jardins Éternels. Alors que le jeune homme batifole gaiement une femme entourée d'une horde d'enfants s'introduit dans le parc. Montrant les jeunes gens s'y amusant elle leur indique que ceux-ci sont leurs frères. Ce personnage est l'élément déclencheur qui va provoquer le déclic d'un Freder inconscient du sort des habitants de l'Abîme, d'ailleurs il tombe immédiatement sous le charme de l'intruse. Maria administre des sermons aux ouvriers dans une sorte de chapelle au sein des catacombes de la ville, prônant la réconciliation entre le cerveau qu'est Johhan Fredersen et les mains que sont les travailleurs grâce à un messie, le Coeur, dont elle prophétise la venue. C'est là que l'on sent toute la fragilité de cette ville pourtant si imposante où le lien entre ceux au sommet de la pyramide sociale et ceux en bas se rapproche de plus en plus du point de rupture.



Lang Ire



Freder se pose d'emblée en héros, naturellement bienveillant il sera horrifié par le sort du peuple lors de son escapade et incarnera la figure du médiateur des élites et des masses. Il tentera d'alerter son père, bien évidemment au courant, mais celui-ci considère qu'il sont à leur place. C'est en visitant la ville basse et en prenant la place d'un ouvrier qu'il va aboutir dans l'église de Maria et être reconnu comme le réconciliateur des classes par cette dernière. En antagoniste se pose Rotwang, un scientifique machiavélique d'inspiration gothique. Il est est lié à Joh Fredersen par Hel, la mère de Freder dont l'inventeur était également amoureux. Joh Fredersen, qui dirige la ville d'une main de fer grâce à une technologie avancée et sa police secrète est opposé au contremaître de la machine M, un homme bon et servile. On remarque que les personnages principaux en ont tous un littéralement opposé, Freder et Rotwang, Joh et Groth, Maria et le robot de Rotwang. Ces personnages antithétiques ne s'affrontent pas forcément directement mais ils entrent inévitablement en rivalité.


Le film est parsemé de nombreuses références religieuses. Tout d'abord la tour où réside le maitre de la ville se nomme Nouvelle Tour de Babel, renvoyant à l'édifice éponyme de l’Ancien Testament comme symbole de la mégalomanie des hommes. Les Jardins Éternels font également fortement penser à l’Éden biblique, lieu d'abondance et d'insouciance. La figure messianique prophétisée par Maria, symbole de foi et de pureté, dans une chapelle à l'intérieur des catacombes et faisant penser aux débuts de la chrétienté en est un autre exemple. On remarque aussi les nombreuses croix derrière l'autel de l'oratoire, symboles chrétiens par excellence. Freder incarnera ce messie. Il partagera son rôle de sauveur lorsqu'il sauvera les enfants de la cité ouvrière. Le thème de la dualité entre le bien et le mal est également fortement exploité, le mal étant en la personne du savant démoniaque Rotwang. On retrouve de nombreux symboles sataniques dans sa lugubre maison au milieu des gratte-ciels, on pense particulièrement au pentagramme derrière l'androïde de sa création. D'ailleurs celle-ci est représentée sous la forme de la Grande Prostituée de Babylone, une figure tirée de l'Apocalypse de Jean. La cathédrale, siège du dénouement final, montre bien toute la métaphore religieuse sous-jacente.


Le film bascule lorsque Joh et Rotwang assistent cachés au sermon de Maria et à l'apparition de Freder lors de celui-ci. Joh intime au savant de fabriquer un gynoïde de Maria à partir de son robot pour créer désordre et confusion afin d' assurer plus fortement encore son emprise sur la plèbe. Rotwang enlève alors Maria et en fait un doppelgänger avec pour base son robot humanoïde. L'ami Freder, en plein parcours initiatique tout autant sur le plan sentimental que social et sacré voire spirituel, qui s'est bien évidemment rué pour sauver l'être aimé sous le joug du créateur dément, va finir par s'écrouler suite à l'horrible vision de son père tenant l'avatar de Maria. La copie de cette dernière va alors semer les graines de la discorde dans le cœur des ouvriers avec non plus un discours pacifiste comme l'originale mais haineux et dirigé contre les dirigeants de Metropolis. D'ailleurs son rôle opposé à celui de Maria est montré par sa première apparition, lorsqu'elle interprète une danse lascive devant les maîtres de Metropolis qui s'entre-déchirent pour ses faveurs, montrant sa finalité de semer le chaos dans la cité. C'est ensuite au comble de l'hystérie qu'elle ira attiser la colère des prolétaires pour les amener à se révolter.



Le gouffre de Helm



Freder, s'étant entre-temps remis et ayant accepté la pleine mesure de son rôle de médiateur, fonce vers la ville basse et assiste au sermon exalté de la fausse Maria. Il l'interpelle en lui hurlant qu'elle n'est pas Maria, or il est reconnu par les ouvriers qui tentent de le tuer. Mais l'ouvrier avec qui il avait échangé son poste s'interpose et prend le coup de couteau à sa place. Cet acte arrête les ouvriers dans leur folie et leur fait quitter les lieux. Au même moment, dans sa lugubre demeure, le génie du mal va se vanter à Maria d'avoir trompé Joh Fredersen par deux fois en, or ce dernier qui l'épiait va battre son vieux rival et libérer la captive. La rivalité entre Joh et l'inventeur est ancienne et est articulée autour d*'Hel*, qui est décédée depuis longtemps. Elle est donc négligeable face à celle entre le génie du mal et le médiateur, Rotwang luttant pour l'élément de substitution d'une Hel perdue depuis longtemps, un combat concernant Freder et son amour pour Maria où le pragmatisme de son père n'a pas sa place. Cette ancienne rivalité est donc un élément enrichissant et servant le récit. La jeune femme va se hâter d'aller dans l'Abîme afin d'essayer d'arrêter la catastrophe que risque de provoquer son double. Malheureusement les prolétaires enragés par le discours belliqueux de l'androïde vont mettre hors d'état la machine centrale M. Cela va provoquer une panne généralisée et entrainer l'inondation des sous-sols de la cité. Hors les enfants s'y trouvant encore sont donc menacés par la montée des eaux...


Maria, figure tutélaire du bien va se retrouver coincée dans la cité ouvrière et sonner l'alarme. C'est là que se pose l'autre partie de la dualité de Maria et de sa copie. Alors que l'une propage haine et ruine, l'autre s'évertue à tenter d'endiguer les dégâts causés. Lorsque tous les enfants sont arrivés accourt alors le messie qui conduit tout les fils des travailleurs aux conduits d'aération. Le doppelgänger gynoïde s'étant éclipsé avec les élus, c'est le contremaître qui prend la situation en main et demande où sont les enfants, suite à leur réponse il leur dit que l'Abîme est inondée. Ils décident ensuite de traquer l'usurpatrice, la "sorcière". On a cette fois une référence au folklore européen du Moyen-âge, qui établi un parallèle entre technologie et sorcellerie. On comprend bien ici que la création du savant est montrée contre-nature et doit être détruite selon un jugement plébéien impartial par rapport à la technologie impliquée puisque ignorant. D'ailleurs l'aspect factice et dangereux est évoqué à plusieurs reprises, le film montrant explicitement un mauvais usages possible d'une telle science.


C'est par la convergence de tous les principaux protagonistes vers la cathédrale que la situation va pourvoir atteindre son dénouement. L'androïde révélé placé sur le bûcher, la révolte populaire, le combat pour Maria au sommet de la cathédrale entre Rotwang et Freder, symbole de la lutte immémoriale en le bien et le mal, tout cela est autant d'éléments permettant de parvenir à l'épilogue du récit. Les enfants annoncés sauvés sauvent Joh d'une foule hystérique et tous assistent au combat final qui se termine par la mort du génie maléfique tombant du haut de la cathédrale tel Frollo**. Les mains, le cerveau et le cœur sont ensuite réunis sur le parvis de la cathédrale, respectivement représentés par la foule et le contremaître de la machine M, Johhan Fredersen et Freder. Le Cœur est uni au Cerveau et au Mains par Maria. Cette union revêt un caractère sacré et légitime. Sacrée car faite devant la cathédrale, lieu de culte, par Maria qui assumait les fonctions de prêtresse dans la chapelle de l'Abîme. Légitime car contractée devant le peuple et avec son approbation.



Lang Ouste



Porteur de l'esthétique contrastée propre au cinéma expressionniste allemand, Metropolis est un chef d’œuvre du genre. Ses plans et sa composition témoignent d'une grande maîtrise des thèmes sombres et torturés singuliers du mouvement. Néanmoins on est loin du radicalisme stylistique d'un Docteur Caligari ou d'un Nosferatu, certes Metropolis joue beaucoup sur les contrastes clairs-obscurs et les jeux d'ombres mais de manière bien plus subtile et maîtrisée que les deux autres. Les décors sont saisissants, à tel point que j'ai eu du mal à croire que j'avais affaire à un film aussi ancien. Les effets spéciaux aussi et ne font absolument pas ridicule malgré leur âge aussi avancé. C'est assez bluffant. Par contre c'est le jeu d'acteur typique de cette période et de ce courant qui accuse son âge, avec ses mimiques théâtrales et exagérées. Il en va de même pour la cadence de prise de vue insuffisante, imputable aux limitations techniques de l'époque, qui donne pour effet une accélération du mouvement assez déroutante. Néanmoins le plus mémorable est le symbolisme omniprésent, chaque élément du film peut être sujet à une interprétation sémantique riche tellement les allégories sont profuses. La musique accompagnant le film était celle issue de la partition originale de Gottfried Huppertz, de bonne facture et collant parfaitement à l'action.


On peut cependant reprocher au film sa prise de position pour une collaboration de classes. La scénariste Thea von Harbou, accessoirement femme de Fritz Lang à l'époque ne cachant pas son adhérence à l'idéologie nazie. Heureusement les divergences doctrinales du cinéaste par rapport à la scribe de son script font que celle-ci est loin d'être très marquée, Fritz Lang s'intéressant de toute façon assez peu à la politique dans son cinéma à cette époque. De plus le choix entre "lutte des classes" et "collaboration de classes" n'est pas aisé, les premier étant l'un des fondements du communisme et l'autre du fascisme. Les idéologies en question, partant d'un postulat loin d’être idiot toutes les deux, que ce soit l'idée d'une alliance des classes sociales pour atteindre un objectif commun ou la mise radicale au même niveau de tous, on été perverties par leur développement et leur incorporation dans des systèmes totalitaires et criminels. Si rétroactivement il est possible de trouver tout cela nauséabond au vu des évènements historiques postérieurs à sa sortie, le message véhiculé par le film est loin de l'être. D'ailleurs il n'est pas si certain qu'il soit aussi tranché qu'il ne semble l'être pour de nombreuses personnes.


Une certaines ambiguïté subsiste, la dénonciation de l'aliénation de la classe ouvrière est certes claire, mais à la fin du film le pouvoir reste aux mains des mêmes personnes, on a à la fois une critique la malléabilité des foules et une de la tyrannie de l'élite dirigeante. De plus Thea von Harbou prétend que le film s'articule uniquement autour de l'idée résumée par : "Le médiateur entre le cerveau et les mains doit être le cœur". Nous conviendrons que cela semble bien naïf et ne véhicule pas de message politique en particulier. Au pire le message véhiculé est nébuleux, aux mieux juste candide. Voir une apologie quelconque serait quelque peu excessif. Quoi qu'il en soit le film peut être interprété de multiples manière et différentes déduction peuvent tenir la route selon le prisme et le point de vue que l'on a par rapport au film. Mais il est indéniable que le message soit profondément humaniste, certes d'une bienveillance un peu condescendante, mais tout de même loin d'être condamnable, sauf pour une chose : à la place des ouvriers, je l'aurai quand même envoyé faire un petit séjour au placard le père Johhan Fredersen. Il a quand même asservi le peuple en toute connaissance de cause et ordonné au contremaitre de laisser les ouvriers entrer sachant qu'ils risquaient de détruire M. Enfin au moins ce film n'était pas trop Lang-weilig !


M pour Moloch, signifiant sacrifice et longtemps représenté comme une divinité païenne carthaginoise d'origine phénicienne qui se repaissait d'individus immolés, voir par exemple Salammbô de Flaubert.


** Sauf que dans le roman de Victor Hugo Frollo se fait délibérément éjecter par Quasimodo, là le savant fou se bûche finalement un peu tout seul...

Brad-Pitre

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10
8

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