Meurtre d'un bookmaker chinois par Claire Magenta
Figure incontournable du cinéma indépendant étatsunien du siècle dernier, John Cassavates s'attelle avec Killing of a Chinese Bookie (1976) à un sujet qui ne pouvait laisser indifférent l'amateur de film de genre qu'est le préposé à la critique. Un film de genre, tout du moins son prétexte, qui permettra au réalisateur de Faces d'écrire et de mettre en scène un de ses films les plus personnels.
Cosmo Vittelli (Ben Gazzara) est le propriétaire à Los Angeles d'une boite de strip-tease prénommée non sans malice le Crazy Horse West. Ce passionné de music-hall, d’effeuillage et de jolies filles profite du paiement de sa dernière traite pour faire la tournée des grands ducs avec ses préférées dont sa petite-amie Rachel. Et une passion pour le jeu dévorante qui pourrait bien le mener à sa perte... Invité par l'un de ses clients occasionnels (Seymour Cassel) à venir jouer dans son casino avec un supposé crédit illimité, le piège tendu par le milieu est prêt à s'abattre sur Vittelli. Désormais redevable d'une dette de 23 000 dollars, Cosmo n'imagine pas encore l'étendue de la manipulation dont il est le jouet. Car si la pègre peut réclamer la propriété du club, celle-ci a d'autres intentions... La Mafia fait en effet une proposition qui ne se refuse pas, l'effacement de la dette de jeu contre le meurtre d'un mystérieux bookmaker chinois...
Le prétexte du film est connu dans les grandes lignes, et entre parfaitement dans le cadre des attentes d'un film de gangster: un joueur contracte une dette de jeu envers la Mafia et doit, pour l'effacer, s'acquitter du meurtre d'une tierce personne. Ce qui l'est moins, c'est de tirer de ce canevas classiquement noir un univers à part, en marge des attentes, quitte à prendre à rebrousse poil le public.
Meurtre d'un bookmaker chinois apparaît très rapidement comme une oeuvre pessimiste où la quête d'indépendance d'un homme se confronte à l'avidité du monde qui l'entoure : Cosmo Vittelli/John Cassavates, seul(s) contre tous. Car au-delà du parallèle flagrant entre son personnage principal et la condition de cinéaste libre de Cassavates, la solitude de Vittelli est sans conteste l'un des moteurs dramaturgiques de ce meurtre. Ce patron de club minable tient à bout de bras cet établissement, s'occupe de tous les rouages techniques et artistiques. Or une fois dans les tentacules de la pègre, Vittelli devra se battre pour sauver sa peau mais aussi et surtout assurer la pérennité de son cher club.
Techniquement Cassavetes est au sommet de son art que ce soit dans sa direction d'acteurs, son travail d'écriture ou sa mise en scène. Entouré de sa troupe habituelle : Seymour Cassel, Tim Carey et l'immense Ben Gazzara plus "cassavetessien" que jamais, et d'acteurs non professionnels (comme souvent chez le réalisateur de Shadows), le long métrage distille une atmosphère où le naturel et l'intime prennent une place primordiale. Cassavetes avait en effet pris l'habitude de faire répéter ses acteurs 2 à 3 semaines avant le tournage, un luxe dont le but évident permettait une réelle cohésion entre les acteurs, et par conséquent une fluidité qui transparaît à l'écran sous la forme d'une fausse improvisation bluffante. Intimité entre les personnages mais aussi intimité des images. Cassavetes, caméra à l'épaule, suit les protagonistes au plus prêt. Le cinéaste ne joue pas physiquement dans le film mais sa présence y est pourtant manifeste.
Un film de genre en marge où la violence a paradoxalement peu sa place, où le glamour et l'érotisme cèdent leur place au grotesque et à l'amateurisme (les numéros présentés par Mr Sophistication (Meade Roberts) étant tous plus minables les uns que les autres) et où la pègre ressemble davantage à un prédateur à sang froid calculateur.
Le film édité en DVD par Ocean Films propose nombre de suppléments appréciables dont en particulier une interview audio du maître et un entretien du duo Al Ruban/Ben Gazzara, les points de vue du critique Patrick Cinéma de minuit Brion et du cinéaste Claude Miller, et enfin l'analyse commentée de certaines scènes par Peter Bogdanovich et Al Ruban.