Pour le fidèle au cinéma si singulier de Cassavetes, Meurtre d’un bookmaker chinois peut se révéler tout d’abord un peu déconcertant. Si l’on retrouve dès les premiers plans, en cut brutal et dans cette prise de vue sur une cage d’escalier si caractéristique l’univers du cinéaste, la mise en place du récit et sa tonalité générale tranchent avec sa filmographie précédente. Presque atone, déglacée de l’hystérie, du bruit et de la fureur antérieurs, l’atmosphère confine au recueillement. C’est d’autant plus singulier que le récit s’articule autour de deux pôles censément cinégéniques : la boite de strip-tease et le film noir. Mais la première, probablement la plus low cost de la west coast, suscite davantage la tendresse et la pitié que l’excitation, tandis que l’intrigue criminelle obligeant Cosmo à tuer pour effacer ses dettes de jeu va se résumer par un lent et serein adieu au monde.
Cassavetes, comme à son habitude, ne lâche pas une seconde son protagoniste, et obtient de son comédien des miracles. Gazzara compose un personnage aussi touchant que fragile, se parant, en quelque situation que ce soit, d’un maîtrise affichée qui fait de lui, où qu’il soit, un patron, même dans les situations les plus humiliantes. Dépouillé au jeu, tabassé dans une impasse, il ne quitte jamais sa posture patriarcale, sourire et clope aux lèvres,
Le propos du film n’est pas tant le contrat qu’on contraint Cosmo à remplir que de voir surgir, ou plutôt se maintenir, son humanité face à l’adversité. Les parallèles sont nombreux avec Une femme sous influence ou Opening Night : il s’agit de radiographier la solitude et les attaches d’un être en proie au doute et à la perte. La famille de Cosmo, c’est son club, et aussi minable soit-il, il aime à en crever Mr. Sophistication et ses girls, tout comme Cassavetes qui prend son temps pour les filmer, avec empathie et tendresse.
[Spoils]
Dans cet univers où rien ne fonctionne vraiment, l’ironie veut que seul le meurtre éponyme sera efficient, et qu’il entrainera à sa suite l’écroulement de tout ce fragile château de carte qu’était la vie de Cosmo. Le parcours qu’est le récit est ainsi un adieu au monde, sans larmes, et avec le souci permanent de continuer à prodiguer sa bonne parole. A mesure qu’il avance, une balle dans le ventre, le double langage contamine toutes ses interventions, et ce qu’il dit du spectacle est bien entendu à prendre comme une épitaphe personnelle.
The show must go on, dit-il en substance… et le cinéaste d’emmener son personnage mourir debout, dans un dénouement suspendu, comme toujours dans ses films, sur ce trottoir originel, le flanc en sang, avec cet infime sourire dans lequel se loge tout le secret de l’humanité.
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