C comme Cassandre
Parcours assez singulier que celui de Henri Verneuil – alors même qu’on le tient le plus souvent pour un réalisateur populaire, très classique, quasi « institutionnel, à la filmographie très...
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le 19 juil. 2015
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Parcours assez singulier que celui de Henri Verneuil – alors même qu’on le tient le plus souvent pour un réalisateur populaire, très classique, quasi « institutionnel, à la filmographie très linéaire, commerciale et toujours portée par des comédiens très célèbres.
L’œuvre de Verneuil, enfant réfugié arménien avec sa famille pour fuir le génocide, ingénieur puis journaliste, se révèle en réalité très hétérogène (et irrégulière aussi), éclatée en cinq périodes consécutives, enchaînées sans heurts mais sous le signe du renouvellement :
• Les comédies des débuts, avec le soutien constant Fernandel (l’Ennemi public n°1, le Mouton à cinq pattes …) – il donnera plus tard de Fernandel un portrait très contrasté, en précisant que son apport essentiel aura été, bien involontairement, de lui apprendre à gérer les grands acteurs difficiles …
• Les réelles réussites, souvent des adaptations d’ouvrages reconnus, très appréciées du public, (Un Singe en hiver, Week end à Zuydcoote, la Vache et le prisonnier, Mélodie en sous-sol, 100 000 dollars au soleil …), parfois moins célèbres mais d’une qualité égale (les Amants du Tage, Des Gens sans importance), sans doute le meilleur de son œuvre, même si cela finit par lui attirer les attaques des cinéastes « expérimentateurs » ou de la Nouvelle vague – avec peut-être pour effet une touche d’aigreur (bien dissimulée sous le savoir-vivre) et un positionnement conservateur (jusque dans ses options politiques). Cette partie de l’œuvre confirme sa volonté de travailler avec les comédiens les plus reconnus – jusqu’à réunir Gabin, Ventura et Delon dans le Clan des Siciliens.
• Les films d’aventures très commerciaux, essentiellement constitués de cascades, essentiellement avec Belmondo, et avec Belmondo assurant lui-même ses cascades. Ses films les plus faibles.
• Avant brusquement de revoir ses ambitions à la hausse, avec la proposition de films politiques ambitieux, évoquant des menaces et des vérités aussi essentielles que naïves. Verneuil s’y était déjà risqué avec le Serpent, film d’espionnage à la façon de John Le Carré, avec un casting international et prestigieux. Il décide d’aller encore plus loin avec I comme Icare (aussi célèbre que surfait), puis avec Mille milliards de dollars, le film qui nous intéresse à présent.
• Verneuil achèvera son parcours avec deux films très personnels et très sensibles, sans lien avec ce qui précède, évoquant son enfance, son passé, sa mère …
Mille milliards de dollars qui présente, en 1982, les dérives d’une énorme multinationale est assurément plus intéressant, moins simpliste que I comme Icare – qui n’offrait guère qu’une énième version de l’assassinat de Kennedy, enrichie par une description de l’expérience de Milgram que Verneuil venait de découvrir (et à laquelle le film finit par se réduire …), le reste n’étant qu’un emballage assez vide et sans intérêt.
Les thèses soutenues dans Mille milliards de dollars, et plus encore les dialogues sont sans doute à la fois naïfs et ampoulés – à l’image de la phrase ultime, l’épilogue du film, prononcée par le journaliste honnête et triomphant du monstre :
« Je crois que je vais essayer de rejoindre la race des humains … »
De même toute la partie « thriller » du film (car Verneuil demeure, logiquement, un conteur à vocation populaire – et pas un éditorialiste politique) peut sembler à la fois peu tonique (peu d’action pure en réalité) et assez convenue : le mystérieux informateur (pas mystérieux du tout en fait, la voix de J.P. Kalfon est instantanément reconnaissable), la manipulation du héros, le couple qui se délite et va se retrouver dans l’adversité, le meurtre maquillé en suicide, la collaboration historique et dissimulée avec les Nazis, le journaliste dans un monde corrompu (dans son propre milieu en particulier) … tout cela n’est pas franchement original.
Cela dit, la réalisation, sans esbroufe, sans recherche d’effets, n’en reste pas moins très soignée, très maîtrisée (l’image, la bande son, la BO), un peu à la façon de Melville, et l’interprétation, comme toujours, irréprochable. Rien que pour cela le film mérite une certaine considération. Et la narration propose même de réelles trouvailles d’humour assez jaune, comme l’imposition pour tous les cadres de la multinationale de vivre, partout dans le monde … à l’heure de New-York et de son P.D.G. aussi séduisant que glaçant (Mel Ferrer excellent).
Plus sérieusement, on peut aussi s’interroger sur les interrogations et sur les réponses politiques apportées par un récit qui dénonce les dérapages du capitalisme sans vraiment s’interroger sur le système et qui n’apporte finalement comme solutions qu’un repli nationaliste et paternaliste. Ainsi la dénonciation du scandale ne se fera évidemment pas à travers la grande presse (vendue …) mais dans un petit journal très local, géré à l’ancienne et tirant pour l’occasion à 400 000 exemplaires ! Bonjour la vraisemblance …
A ce titre le plan de l’ouverture de la fenêtre de l’hôtel où le héros traqué et son épouse réconciliée (P. Dewaere et C. Cellier) se sont réfugiés, qui transporte instantanément le spectateur dans un petit village de campagne – avec clocher à l’horizon et lumière vaporeuse du matin, est peut-être le plus beau plan du film – et sans doute le plus important. On peut y voir un écho à la campagne récente (et gagnante) de Séguéla pour Mitterrand (« la France profonde ») mais aussi l’annonce de nationalismes bien plus contemporains ; cette permanence de la France de toujours, celle de la terre et des campagnes, face à la corruption de la ville et des élites. Et l’impression est d’autant plus forte que cette image perdure jusqu’à la fin du film, avec ce village et son église, stables, présents, fiables, suffisamment éclairés pour qu’on ne voie qu’eux jusque dans la nuit la plus profonde.
Et c’est alors que le film d’Henri Verneuil devient, vraiment, très troublant – et dès lors très tourné vers le futur (même si cela peut sembler moins évident aujourd’hui). En 1982, personne (dans des productions effectivement populaires) n’évoquait alors le pouvoir naissant et irrésistible des multinationales, machines à broyer les frontières et les hommes. Verneuil et ses scénaristes sont indiscutablement en avance. A tire indicatif, la World Company des Guignols (avec un argumentaire sarcastique mais semblable) n’apparaîtra que dans les années 90.
Ou encore – le « suicide » par balle sur un chemin de halage pourrait bien annoncer, celui, à venir, d’un ancien premier ministre.
Ou enfin – et c’est sans doute le plus intéressant, l’immense congrès réunissant tous les cadres de cette World Company autour de son président terrifiant, à l’instant où celui-ci dénonce le mauvais élève – le responsable local qui n’a pas atteint les objectifs, dont le déficit est le plus marqué, qui doit donc être sanctionné – à l’instant où à la réponse (imparable apparemment) de ce dernier ( du genre : "ce déficit est inévitable puisque je doit concéder un pourcentage énorme sur les rachats imposés à une autre compagnie du groupe … ") se heurte à la contre-argumentation (définitivement imparable) du président : « ce pourcentage imposé permet à la Compagnie, globalement, de gagner des milliards grâce à une manipulation fiscale élémentaire. Vous devez vous débrouiller avec ça et tenir vos objectifs … » Le Grexit n’est pas loin.
En 1982, Verneuil réalise, à partir de multiples entrées, un film très prophétique.
Et très pessimiste – par delà les « solutions » esquissées. Après la chute d’Icare, c’est Cassandre désormais qui annonce un avenir très opaque.
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le 19 juil. 2015
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