La moitié des années 90 correspond à une période déterminante dans la carrière de Tom Cruise. Plus actif que jamais à l’écran, l’acteur fait alors tout pour casser cette image d’ancien jeune premier qui lui colle à la peau et devient en 1994 l’incarnation de Lestat dans Entretien un vampire. C’est aussi l’époque où il s’associe avec son ancienne agent Paula Wagner pour fonder leur propre société de production Cruise/Wagner Inc. Désireux de faire un grand film spectaculaire, Tom Cruise achète les droits de la série TV Mission Impossible et nourrit l’ambition d’en tirer un long-métrage dont il serait la star. Le duo de scénaristes est très vite chargé d’en tirer un premier traitement. Après que Sidney Pollack se soit désisté du poste de réalisateur, Cruise a l’idée de contacter Brian De Palma, dont il admire le travail. Ce dernier lui avoue alors ne rien connaitre de la série mais voit néanmoins là la possibilité de réaliser le grand film d’espionnage dont il avait toujours rêvé. Qui plus est, le cinéaste a absolument besoin d’un succès au box-office pour relancer sa carrière, désespérément stagnante depuis les échecs successifs de ses films Le Bûcher des vanités, L’Esprit de Caïn et L’Impasse. Cruise et De Palma contactent alors le scénariste Robert Towne (Chinatown, La Firme) pour remanier le script initial. Tombant en désaccord avec Towne, et sachant que ce dernier s’entend bien avec Tom Cruise, De Palma décide de faire appel à David Koepp, son scénariste de L’Impasse, pour formaliser l’intrigue qu’il a en tête et prendre en compte les impératifs du producteur Cruise. En effet, la star voit en Mission Impossible le véhicule idéal pour s’imposer comme la nouvelle star du box-office et orienter sa carrière vers du cinéma de divertissement. Il souhaite ainsi que son personnage soit le seul véritable héros du film et non pas un des nombreux membres d’une équipe d’espions comme dans la série originelle. De Palma et Koepp sont alors obligés de trahir le matériau de base en réinventant toute sa mythologie, en mettant en valeur un nouvel héros dénommé Ethan Hunt et, trahison des trahisons, en remaniant le personnage de Jim Phelps, auparavant principal tête de proue de la série. Pour faciliter la transition vers des suites potentielles, entièrement consacrées au personnage de Hunt, Koepp et De Palma décident purement et simplement de faire basculer l’iconique Phelps du mauvais côté et d’en faire le véritable antagoniste du métrage. Ce qui ne pose aucunement problème à Cruise qui valide finalement le scénario de Koepp et l’idée de De Palma de conclure le film sur une grande scène d’action (principal objet du litige entre le réalisateur et le précédent scénariste, Robert Towne).

Certains se souviennent peut-être encore de la gueule que tiraient les fans de la série en découvrant, à la sortie du film en 1996, que leur héros Jim Phelps y était dépeint comme un véritable salopard. Une communauté de fans énervés qui crièrent aussitôt leur mécontentement mais qui n’empêchèrent pourtant pas le film de cartonner en salles, rapportant près d’un demi-milliard de recettes à travers le monde. Un succès qui appela immanquablement une suite et consacra Tom Cruise comme superstar incontestée du box-office. Désireux de se donner l’aura d’un acteur physique à la Bébel ou Jackie Chan et ne rechignant pas à exécuter les cascades les plus folles, Cruise orienta ensuite la franchise d’espionnage vers plus d’action spectaculaire et eut l’idée de confier chaque opus à un réalisateur différent qui y apporterait alors sa propre patte. C’est ainsi que Woo succéda à De Palma pour réaliser une suite en forme d’actioner décomplexé (le plus faible de la saga), que J.J. Abrams fut engagé pour y appliquer ce qui faisait le succès de la série Alias (il deviendra d’ailleurs producteur associé sur le reste de la franchise) et poser ainsi un modèle narratif pour les opus à venir, que Brad Bird apporta sa touche créative à la saga et que Christopher McQuarrie eut la charge de moderniser la franchise face à une concurrence (bondienne et bournienne) toujours plus féroce. Si la plupart de ces opus s’imposent aujourd’hui comme de très bons films d’action et d’espionnage, force est de constater que du haut de ses vingt-sept ans le premier opus reste toujours un modèle de virtuosité technique et stylistique qui a posé les bases de ce qui deviendrait les principaux ingrédients de la saga.

De Palma n’a jamais vraiment été un réalisateur de purs divertissements mais il a toujours su filmer remarquablement l’action, en témoignent les formidables séquences de fusillades qui ont émaillé sa trilogie criminelle (Scarface, Les Incorruptibles, L’Impasse). Le réalisateur voit d’ailleurs moins Mission Impossible comme un film d’action que comme un véritable film d’espionnage, dont l’intrigue s’accorde à merveille avec ses marottes d’auteur. Le mensonge, la trahison, les apparences trompeuses et le voyeurisme sont des thèmes qui se trouvent ainsi au centre de cet authentique véhicule de star, le cinéaste réussissant une fois encore, huit ans après Les Incorruptibles, à adapter la commande à ses propres obsessions. Grand admirateur de l’œuvre d’Hitchcock, dont il s’est souvent employé à déconstruire l’approche stylistique dans des relectures plus perverses (Pulsions/Psychose, Obsession/Vertigo, Body Double/Fenêtre sur cour), mais aussi très influencé par le cinéma d’Orson Welles (dont l’amour de la mise en scène innovante et de la narration complexe), De Palma ne se prive pas d’injecter ici toutes ses obsessions dans une intrigue d’espionnage où tout personnage est un manipulateur en puissance et ne peut jamais se fier à personne. Tel un véritable prestidigitateur, le réalisateur pousse le vice jusqu’à biaiser le regard du spectateur par le truchement d’une mise en scène pernicieuse qui joue souvent sur la présence des personnages, les hors-champs et les arrière-plans. La première séquence, loin des morceaux de bravoure et autres scènes d’action ouvrant généralement les films du genre depuis les premiers James Bond, permet ainsi au réalisateur de mettre en garde le spectateur sur le jeu trompeur des apparences qui irriguera tout son film. Tout au long du métrage, le spectateur sera complètement dépendant du point de vue biaisé de Ethan Hunt, lequel semblera d’ailleurs se perdre au début de l’intrigue dans un véritable dédale de faux-semblants et de trahisons. Par la suite, la scène du restaurant avec Kitridge (Henry Czerny) reviendra sur la séquence du gala pour nous révéler la présence d’autres espions si secondaires à l’écran qu’on les avait à peine remarqués. De même, le retour de Jim Phelps et sa conversation avec Ethan dans le café de la gare révélera un parti-pris intéressant de la part du réalisateur en ce sens que ce dernier jouera à la fois sur un récit trompeur (le mensonge de Jim) et sur la vérité qui germe alors dans l’esprit d’Ethan Hunt (traduite en images à mesure que Jim raconte son récit). Pourtant, il est évident que Jim Phelps lui-même sait que son mensonge ne prend pas. Il suffit de voir le regard qu’il porte sur Ethan lorsque ce dernier lui demande « Pourquoi ? ». Le jeu de dupes entre les deux personnages semble alors se suspendre un instant le temps que Jim énumère, de manière détournée, les raisons qui l’ont poussé à trahir ses amis et son pays. Des raisons essentiellement liées à la frustration d'un homme vieillissant s'estimant floué par sa patrie et, quelque-part, remplacé par le jeune homme qu'il a en face de lui.

On revient alors aux notions de machination, de trahison et de faux-semblant qui irriguent la filmographie du réalisateur et qui se retrouvent là aussi au centre de Mission Impossible. La dernière question que semble alors poser De Palma concerne la complicité éventuelle du personnage de Claire (Emmanuelle Béart) avec son mari. Un doute renforcé par la proximité sentimentale de Claire et d’Ethan, que De Palma ne cesse de suggérer dès sa première séquence (voir comment Ethan se précipite au chevet de Claire au moment où elle simule sa mort). Malin, De Palma ne montrera jamais rien de la liaison supposée entre Claire et Ethan mais s’efforcera souvent de suggérer ce qu'ils éprouvent l'un pour l'autre par d’habiles détails. Le passage le plus éloquent reste cette scène où, après avoir retrouvé Jim à la gare, Ethan rentre au QG pour y trouver Claire, prostrée dans un coin de la pièce, visiblement peinée pour une raison inconnue, et qui lui prend ensuite doucement la main pour l’embrasser. Ethan semble alors perplexe, comme s'il doutait de la sincérité de celle qu'il a sous les yeux, alors qu’il sait à ce moment-là que Jim n’est pas mort et que Claire est peut-être même sa complice. De Palma coupera alors subtilement la séquence par un lent fondu au noir, abandonnant Ethan à ses doutes, et prenant garde à ne rien révéler de la possible étreinte amoureuse qui a suivi. C’est la jalousie et un éventuel adultère, prenant peut-être ses origines avant même le début du film (malgré ce qu'affirme Jim à la fin : "Claire n'était pas du tout convaincue que ses charmes agiraient sur toi."), qui peuvent être considérés comme le véritable moteur de l’intrigue. Cela explique le geste de Jim, le vieux mari, contre Ethan, le bel amant. La réunion des trois personnages dans la scène finale du wagon, plus qu’un simple tomber de masques (ce formidable plan du "masque" de Jim Phelps conçu par Rob Bottin), prend surtout une double résonnance dans les trahisons qu’elle implique. Malade de jalousie, Jim confirme qu’il a sciemment instrumentalisé sa femme pour séduire son rival. Ethan découvre alors que Claire l’a trahi, Claire le protège pourtant de Jim et ce dernier la tue pour les sentiments qu’il soupçonne en elle. Il ne prend d’ailleurs pas le temps d’exécuter Ethan, préférant le laisser souffrir de la mort de celle qu’il aime. C’est ainsi que De Palma et ses scénaristes ont réussi à transformer le mythique et vertueux Jim Phelps en grosse ordure cocufiée, et Mission Impossible en thriller d’espionnage aux relents passionnels.

Pour autant, le métrage a beau révéler les marottes de son réalisateur, ce dernier n’en oublie pas les impératifs d’un film de pur divertissement. Toujours très à l’aise dans les scènes d’action, De Palma élaborait ici trois séquences spectaculaires aux enjeux tout à fait inédits pour l’époque. Il y a bien sûr cette mission ratée qui ouvre le film et au cours de laquelle le héros assiste à l’assassinat successif de chacun de ses équipiers. Un beau doigt d’honneur à la série mais aussi le meilleur moyen de s’en affranchir pour se consacrer entièrement aux mystères cernant le protagoniste, De Palma se plaisant à perdre Ethan Hunt dans un Prague inquiétant où les ombres (d’autres espions ?) se diluent dans le brouillard. On revient là aux premiers amours hitchcokiens et wellesiens du cinéaste et à cette façon si géniale d’élaborer une ambiance mystérieuse et fascinante.

Un peu plus tard au milieu du film, c’est à un grand moment de tension que le cinéaste nous convie lorsque, suspendu par des câbles dans une pièce ultra-sécurisée du QG de la CIA, Ethan Hunt essaiera de s’emparer des données de l’agence. Filmée avec une virtuosité confinant au génie, la séquence est depuis passée à la postérité et a d’ailleurs inspiré chacun des cinéastes œuvrant par la suite sur la franchise (voir comment tous ont voulu reproduire ou détourner le tour de force de De Palma sans jamais l’égaler).

Conscient de la nécessité de boucler le film en apothéose, De Palma réussit aussi à imposer l’idée d’une course-poursuite finale sur le toit d’un TGV dans le tunnel sous la Manche. Une séquence mise à l’index par bon nombre de critiques de l’époque qui la qualifièrent d’abracadabrantesque (s’ils avaient vu ce qu’osent nous montrer les Fast and Furious aujourd’hui...). S’il semble évident que l’hélicoptère piloté par Krieger (Jean Reno) n’est pas assez puissant pour soutenir la vitesse du TGV qu’il course et que l’engin ne peut en aucun cas tenir la distance sous le tunnel sans que ses pâles heurtent les parois, on peut facilement pardonner cette incohérence en considérant le modèle de l’hélicoptère (les Hughes MD520N peuvent atteindre plus de 250 km/h et la vitesse de croisière d’un TGV est de 300-320km/h) et admirer le découpage de la séquence. S’appuyant à merveille sur l’urgence du score instrumental composé par Danny Elfman, le réalisateur confère à cette scène une dynamique immersive, alternant les plans d’ensemble à ceux plus resserrés sur les actions des personnages. Si ce n’est la maladresse de quelques SFX et incrustations (les visages parfois figés de Jean Reno et du conducteur de train dans leur habitacle), force est de reconnaitre que De Palma réussit à imposer un climax d’une tension phénoménale, aux allures de grand règlement de compte (ce plan magistral de l’explosion de l’hélico), et conclut de la sorte magistralement son métrage.

Impossible alors de ne pas reconnaitre la réussite de ce premier opus qui initiait avec maestria une des meilleures sagas de films d’action de notre époque, toujours aussi productive vingt-sept ans après sa sortie (Mission Impossible Dead Reckoning Partie 1 sortant en juillet prochain) et véritable véhicule à la gloire de sa star principale. Pour autant, le film de De Palma se place un peu à part de ses suites, les parti-pris visuels et narratifs du réalisateur le rapprochant plus d’un véritable film d’espionnage que d’un simple actioner. Plus cérébral et complexe qu’il en a l’air, Mission Impossible se définit également moins comme un film de commande que comme un véritable blockbuster d’auteur, en parfaite adéquation avec les marottes de son réalisateur. De Palma imposera ici un modèle auquel chacun de ses successeurs se référera, en en copiant plus ou moins ouvertement la structure et les ingrédients (les faux-semblants, les masques, le MacGuffin central, les scènes de cambriolages et de cabrioles, les climax en guise de règlements de comptes) mais sans jamais en garder la dimension ambigüe. Nul doute aujourd’hui que ce premier Mission Impossible reste le plus intéressant à revoir et à interpréter.

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le 31 mai 2023

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Buddy_Noone

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