Old Chickchaw Harvest Migration Trail
Dans ce film remarquable, une scène m'a marqué. Nous sommes sur une petite plage déserte d'une minuscule île quasi-inhabitée de Nouvelle-Angleterre. Deux ados fugueurs installent un tourne-disque portatif et écoute Françoise Hardy, époque yéyé. Ils commencent à se trémousser pour faire style "je danse, je m'éclate", puis se rapprochent, se prennent dans les bras et, sûrement inspirés par les films qu'ils ont pu voir, ils se font de petits bisous.
Cette scène presque anodine est à l'image du film. De l'humour décalé venant de personnages décalés, mais sans jamais avoir la volonté de se moquer ; un humour toujours respectueux qui cache mal une profonde tendresse pour ses personnages. D'ailleurs, l'humour cède vite la place à une scène tendre de deux ados qui ne savent pas très bien comment s'y prendre avec son amour, deux "albatros" baudelairiens gênés par des sentiments qu'on dirait trop grands pour eux.
A cela, Anderson ajoute encore un autre décalage, celui de la musique, qui n'est tellement pas en rapport avec le reste que ça en devient drôle ; mais, en même temps, dans un film où rien n'est raccord, où tout est décalé, original, ce choix de musique prend finalement une place légitime (par contre, il faudrait demander ce qu'a Anderson avec la chanson française : Les Champs-Elysées dans Darjeeling Limited, Françoise Hardy ici, ça risque de devenir une habitude).
Autre chose encore au sujet de cette scène : la façon discrète mais efficace qu'a le cinéaste de jouer avec les topoi, les codes, les lieux communs d'un genre. Bien entendu, il s'agit de la scène ultra-codifiées du couple sur la plage, mais Anderson parvient à prendre un lieu commun tellement banalisé qu'il en deviendrait ridicule chez tout autre que lui, et il se l'approprie. Avec son talent de réalisateur, de raconteur d'histoire barje et de créateur de personnages inoubliables, il en fait une scène à la Wes Anderson. Le tout avec une maîtrise discrète mais incontestable de sa caméra, de son rythme, de son montage, etc.
Pour ceux qui connaissent déjà Wes Anderson, les qualités de Moonrise Kingdom ne sont pas une surprise. La seule véritable surprise, c'est de voir à quel point le cinéaste s'améliore au fil de ses films. Je trouve que Darjeeling Limited et Moonrise Kingdom montrent une évolution de la qualité du travail d'Anderson.
Moonrise Kingdom, c'est l'histoire de deux gamins différents. Donc rejetés. Sam, l'orphelin traité de fou par les autres scouts, et Suzy, qui tient fièrement le rôle du corbeau dans une production locale de l'Arche de Noé. Deux gamins rejetés, poursuivis par la famille, la police, les scouts, et même Action Sociale.
Ce personnage d'Action Sociale est d'ailleurs très symbolique. Seul personnage vraiment désagréable du film, il représente la force de normalisation, la volonté impérieuse de vous faire rentrer dans le rang. La victoire finale des enfants, c'est la victoire du droit à l'originalité, à la personnalité, c'est la victoire des marginaux et des rêveurs. La victoire de Wes Anderson aussi contre un cinéma formaté.
On pourrait énumérer les qualités fantastiques du film. Ses qualités techniques, son scénario, tout. Mais ce sont les trouvailles comiques et la tendresse que je retiens le plus dans Moonrise Kingdom. Les boucles d'oreilles offertes par Sam à sa Suzy en sont un exemple vibrant.
On pourrait parler de Harvey Keitel avec sa moustache à la Custer, de Frances MacDormand avec son porte-voix, de la présentation des lieux par l'inénarrable Bob Balaban, du camp scout, etc.
Retenons simplement que Wes Anderson a fait un très grand film. Et juste avant la sortie d'un très prometteur Grand Budapest Hotel, revoir Moonrise Kingdom est un plaisir sans égal.