Deuxième volet de la tétralogie allemande, Mort à Venise suit et radicalise la décadence qu’on voyait déjà à l’œuvre dans Les Damnés. Alors que ce dernier suivait la trajectoire de la conquête du pouvoir par-delà le bien et le mal, cette adaptation de Thomas Mann se focalise sur l’étape suivante, celle de la vieillesse et de l’imminence de la mort. Et là où les industriels ou les hommes politiques faisaient du pouvoir l’unique source de motivation, le protagoniste moribond incarne ici la figure de l’artiste.
De fait, Mort à Venise est une symphonie funéraire qui convoquera tous les arts. La musique, en premier lieu, puisque le personnage est un compositeur qui, à quelques occasions, disserte sur l’art, la beauté et la quête de son œuvre sans s’avouer que celle-ci appartient déjà au passé de sa vie, tandis que la partition du film, ce fameux 4ème mouvement de la 5ème symphonie de Mahler, va sublimer jusqu’à l’obsession le chant lyrique de son départ. La musique est à ce point importante qu’elle phagocyte toutes les situations de communication. Mort à Venise est un film presque muet, qui constate avec une forme de cynisme la vanité du langage, qu’il soit théorique pour le compositeur ou social pour cette haute société polyglotte qui parle sans qu’on juge bon de la traduire. Comédie humaine regardée à distance, et qui fait du silence le seul moment de vérité.
Cette authenticité passera bien évidemment par le regard : c’est le foudroiement du vieil homme par l’ange Tadzio, dont la posture iconique est l’incarnation même du fantasme, voire de la mythologie. C’est la richesse ostentatoire d’un hôtel de luxe, les bords de mer, la reconstitution maniaque de Visconti et son obsession à faire de chaque plan un tableau. Mais là où la musique proposait une émotion explicite, le rapport à l’image glisse très tôt vers l’exploration de la décadence : par des couleurs de plus en plus vives, par une blancheur presque malsaine dans le costume du jeune éphèbe, et par la manière dont le rapport à l’apparence va progressivement masquer les individus et muséifier la ville. Alors qu’Aschenbach lui-même cède à la ridicule tentation de maquillage pour tromper le temps, la photographie insiste avec une lenteur de plus en plus malsaine sur un univers qui se craquelle sous le poids de sa beauté.
Et à ce sujet, la mise en scène de Visconti pose réellement question. Redondante dans ses procédés qui consistent à zoomer, souvent brusquement, maladroite dans la façon dont l’appareil tremble souvent dans ses mouvements, elle peut être interprétée de deux manière : critiquable, car excessive et forcée dans son trait, coupable finalement de la même vanité que celle du protagoniste qui se vautre dans un sublime de pure forme qui dériverait vers le kitsch. Ou lucide, poussant la forme dans ses retranchements afin que l’écœurement maladif de ce trop-plein pour un seul vieil homme éclate au visage du spectateur. La picturalité du film serait ici osmose avec cette épidémie qui ravage la ville, qu’on tente elle aussi de masquer, mais qui déborde dans ces tableaux apocalyptiques qui figurent dans l’excès l’impuissance humaine face à l’inéluctable.
Le sentiment du spectateur est donc, forcément, ambivalent. Le sublime dont il est souvent question à propos de Mort à Venise ne peut prendre sa pleine mesure sans sa part de grotesque : les corps qui vieillissent, la pestilence de l’air, la part d’ombre dans le désir ou la farce de la séduction.
L’un des derniers plans laisse entrevoir la véritable force accordée à l’image : Tadzio face à l’eau scintillante, toujours aussi insolemment seul dans la vigueur de sa jeunesse. Au premier plan, un appareil photo, symbole de l’immortalisation possible, par un cinéaste lui-même effaré face à ce que le monde peut offrir. Mais l’ironie tragique veut que ce tableau soit offert à un cadavre, dont l’évacuation laborieuse, dans un décor trop grand, clôt réellement ce requiem angoissé à l’éternelle et inaccessible beauté.
(8.5/10)