Depuis sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, Much Loved doit faire face à la croisade politico-médiatique que lui assène le gouvernement marocain. Censurée uniquement à partir d’extraits, l’œuvre de Nabil Ayouch ne nuit aucunement à la femme marocaine devenu soudainement un enjeu sociétal et moral pour le royaume. Elle s’inscrit pleinement dans la filmographie d’un réalisateur s’évertuant à donner une voix aux laissé.e.s-pour-compte de son pays (cf. Les Chevaux de Dieu en 2012). À travers le destin de prostituées, le cinéaste dresse le portrait de certaines femmes issues de milieu précaire cherchant un moyen de subsister en profitant, comme elles le peuvent, des retombées touristiques sur lesquelles repose l’économie du Maroc. Égratignant le vernis de l’administration de Mohammed VI, Much Loved symbolise ainsi parfaitement le paradoxe d’un Etat perdu entre sa volonté de respectabilité – autant sur le plan religieux qu’international – et sa position de plaque tournante des marchés noirs (drogue, prostitution). La force de Nabil Ayouch réside dans le choix d’exposer cette schizophrénie sociétale par un cinéma frontal et cru. Un parti-pris d’autant plus corrosif qu’il permet de dépasser aussi bien la mystification fictionnelle des long-métrages portant sur le monde de la nuit et ses corruptions que les écueils du cinéma social bien trop souvent misérabiliste.


Les prostituées d’Ayouch sont le fruit d’une réalité tangible, celle de la société marocaine, qu’elles personnifient à elles-seules. Par le biais de séquences en voiture, elles s’insèrent dans le dualisme des paysages urbains marocains allant du bric-à-brac des quartiers pauvres de Marrakech au bling-bling des soirées en boîte de nuit ou de celles privées de riches touristes. Sans jugement, le réalisateur marocain construit des personnages complexes qui disposent d’une réflexion propre sur la société qui les entoure. Ces figures féminines ne sont pas des marionnettes, encore moins des victimes. Elles jouent un rôle dans un monde nocturne servant d’exécutoire aux dominants et d’accès aux dominé.e.s. Œuvre féministe, Much Loved ne regarde pas la Femme comme un objet filmique pétri de morale et/ou de sentimentalité, mais rend hommage à leur jeu de séduction et de manipulation qui empêche le reflet de réalité fantasque qu’elles se créent et qu’elles vendent. Elles sont ainsi des entités non-monolithiques amenant par un langage vulgaire, au sens aussi de populaire, une amère ironie sur leurs conditions précaires. Nabil Ayouch livre avec Much Loved une œuvre paradoxalement empreinte d’une certaine jovialité saluant la résilience des femmes marocaines.


La démarche réaliste de Nabil Ayouch ne pouvait pas être entière en masquant la réalité des orgies nocturnes marocaines qui sont le gagne-pain de ses protagonistes. Faut-il désapprouver un réalisateur ne choisissant pas d’affadir son propos de peur de choquer des institutions moralisatrices ? Faut-il participer à l’invisibilisation systémique des travailleuses du sexe ? Il est curieux de reprocher à un long-métrage sur la prostitution de parler et de montrer la prostitution. D’autant plus que Much Loved ne penche jamais vers une « impudeur » gratuite. Ici, le sexe n’est jamais central, car l’intérêt du cinéaste réside dans la maîtrise des corps et les mécanismes de séduction utilisés par les prostituées. L’acte, non montré, n’est que l’aboutissement d’un ballet sensuel des chairs ayant pour unique finalité d’assujettir le client et d’inverser les rôles de dominant.e et de dominé.e. Ces femmes se métamorphosent alors sans cesse au gré des clients. Par l’usage de leur corps et de leur voix, elles jouent différents archétypes masculinistes : la prostituée sauvage, la prostituée romantique, la prostituée lesbienne ou encore la prostituée provinciale.


Avec Much Loved, la Prostituée se libère du schéma de soumission misérabiliste que lui assène le cinéma mondial. Nabil Ayouch s’attache à retranscrire avec justesse la position sociale ambiguë de ces femmes – surtout dans la société marocaine. À l’instar de Noha (Loubna Abidar, éblouissante), elles oscillent entre une répulsion dictée par les codes moraux et un attrait économique aussi bien pour leurs familles que l’Etat. Véritable manne financière de la royauté, ces femmes sont le « pétrole » du Maroc – comme l’analyse avec ironie Noha – attirant un tourisme sexuel aussi bien arabe qu’européen. Le Marrakech d’Ayouch devient alors une sorte de Babel assouvissant les fantasmes des hommes. Néanmoins, les femmes trouvent par ce biais une certaine échappatoire à la misère qui les touche. Rare porte de sortie pour les couches les plus démunies, la prostitution permet une élévation sociale (une prostituée réussissant à ouvrir son salon de coiffure) ou un désenclavement (Hlima quittant sa province). Personnage marginal par excellence, la prostituée de Much Loved s’insère dans la société qui l’a vu naître en se présentant comme Sainte contemporaine, hébergeant et nourrissant les plus démuni.e.s.


À l’opposé de ses détracteurs pudibonds, Much Loved rend ses lettres de noblesse à la figure de la Prostituée en donnant un visage et une force à ces femmes faisant le commerce de leur corps au Maroc. Ne louant pas une « perversité féminine », l’œuvre de Nabil Ayouch replace la prostitution dans un système patriarcal profitant des femmes : d’un côté, le désir des hommes ; de l’autre, le travail des femmes.

Contrechamp
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le 15 juin 2015

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