Le mexicain Somos lo que hay est un premier film : il en a bien la candeur incendiaire, le haut potentiel aux expressions embarrassées, le formalisme poussif du novice génial. Dans la séquence d'introduction, un homme est à l'agonie dans un centre commercial. Jusqu'à la fin de ses sinistres déambulations, personne ne réagit ; on ne relève sa présence que pour le chasser. Une fois mort, on débarrasse fissa le corps et les traces de sang gerbées avant de partir pour le néant. "La vie reprend son court" serait un peu fort : disons plutôt que la circulation n'est pas gâchée par cet incident dérisoire.
Peu après, le médecin légiste qui en a fait l'autopsie annonce avoir embaumé un cannibale. Selon lui le cannibalisme est fréquent dans la ville. La chose pourrait être insolite mais n'ébranle personne, d'ailleurs les policiers semblent (deux fois) accepter l'idée. Elle cadre parfaitement avec l'ambiance locale. La situation sociale est laide, corrompue, sans être annonciatrice du pire tant Somos lo que hay semble infiltrer les habitudes, plutôt que l'exceptionnel. Ici les normes sont cruelles, même quand on s'efforce de vivre insouciant. La famille de cannibales au centre du film cache des vices qui sont aussi la marque d'une sur-adaptation à la jungle, côté rebuts underground.
Si cette famille est dégénérée c'est par la tête, par les parents : le père n'aura été présent que pour s'éteindre, emportant avec lui les derniers mirages et les rustines servant l'équilibre de la tribu. Les maigres indications à son sujet suggèrent un minable, du moins à la fin de sa carrière. L'étrange mère frappe par ses réactions, par exemple celle suivant le rapt d'une prostituée par ses deux fils. Ils s'y sont mal pris dans leur chasse aux victimes, mais elle retourne la faute sur les tentatrices, ces fouines malveillantes qui décidément s'acharnent sur son humble clan. Il faut beaucoup d'aplomb pour court-circuiter à ce point les évidences et sa part de responsabilité.
Elle en a ; et au fond elle est logique. Discuter ne sert à rien, autant être porté par ses démons, se foutre de toute vérité et la ré-arranger comme il convient, pour compenser l'aigreur ressentie en permanence ; mais sur la forme, c'est aberrant. Elle passe en force en déployant à perte son énergie d'ogresse malade. Cette intransigeance décalée pousse fatalement dans la folie, où se plante le métrage dans sa dernière ligne droite, d'une tristesse volontiers burlesque. Il y a toujours un semblant (ironique) de chorégraphie pour tenir et illustrer cette descente aux enfers ; en même temps, pas de surenchère. L'univers est déjà suffisamment radical pour réclamer d'en rajouter.
L'approche se veut d'ailleurs plutôt objective, nuancée par quelques traits d'humour, ou autres déconnexions, qui ne sont pas forcément concluantes. Une certaine timidité semble borner l'écriture à se contenter d'évoquer de multiples axes fermés (liés à la police ou aux interdits dans la famille) : les rituels et raisons de la famille ne seront pas éclairés, tous les protagonistes alentours restent tenus à distance même lorsqu'ils prennent le relais à l'écran. Le film verse peu dans la psychologie, préférant le factuel. Il étoffe l'ambiance et amplifie les caractères, en évitant les interprétations. Le reboot We are what we are sera très différent, avec le père au centre. Quant à Jorge Michel Grau, il contribuera par la suite à des films à sketches sanglants. Il fournit un des quelques bons opus (I is for Ingrown) de ABC of death, puis participe à Mexico Barbaro en 2015.
https://zogarok.wordpress.com/2016/02/18/ne-nous-jugez-pas/