Critique écrite en collaboration avec Monsieur Jacques Brel
"Les vieux ne rêvent plus"
Woodrow T. Grant nous apparaît vite comme un de ces paumés, un de ces vieux délaissés mis au ban du système social américain car ni riche, ni productif. Une épave qui marche avec difficulté, n'écoute pas ce qu'on lui dit et ne semble même pas en mesure de prendre soin de lui-même. Une loque qui attend la mort à petits pas.
"Même riches, ils sont pauvres"
Mais Woodrow est persuadé d'être riche. Il a, en effet, reçu une de ces lettres publicitaires qui affirment qu'il a gagné le premier prix d'une loterie : un million de dollars, rien de moins. Et il y croit, le bougre. Alors, voici notre papy fugueur, qui tente, de mille façons différentes, de quitter son patelin de Billings, Montana pour se rendre à Lincoln (Nebraska) (1500 km environ). Alors, sans cesse, son fils David est interrompu dans tout ce qu'il entreprend (y compris son travail) pour aller chercher son père parti par monts et par vaux, et pour entendre les plaintes de sa mère, qui en a définitivement marre.
"leur monde est trop petit"
Cette quête d'un improbable gros lot, David va accepter de la faire. Il va partir avec son père vers Lincoln, mais en s'arrêtant dans la bonne ville d'Hawthorne, ville natale de papy. Woodrow va donc se retrouver dans son monde de l'enfance.
Mais ce monde a complètement changé. Woodrow est un homme d'un autre âge. Le monde semble avoir trop changé pour lui, alors il se replie dans son univers mental. "Il est toujours dans son monde", telle est l'accusation sans cesse proférée envers lui, façon euphémistique de dire qu'il est un peu taré. Mais peut-on lui en vouloir de s'enfermer dans ses pensées et ses souvenirs, quand le monde actuel est aussi sombre ?
"Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux"
Nebraska est un grand film, à condition de bien le regarder. Alexander Payne fait un film simple, et je suis de plus en plus convaincu qu'il est plus difficile de faire simple que de chercher à un mettre plein la vue. Pas de plans-séquences vertigineux, mais des plans justement calibrés. Pas de scénario alambiqué aux innombrables et improbables twists, mais une rencontre unique avec une flopée de personnages formidables et attachants.
Car c'est ça, Nebraska. Un film de personnages, un films de dialogues, un film de silences aussi. "You Grant brothers are men of few words", dira la tante en les voyant arriver. Et il est vrai que les mots sont parfois rares, ce qui ne les rend qu'encore plus précieux. Et les silences permettent au cinéaste d'implanter une ambiance mélancolique.
"Ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux"
Nebraska, c'est une histoire qui tient en une ligne, et un principe vieux comme le monde : un père et son fils. Un fils qui se retrouve en gardien et protecteur de son père. Là où son frère Ross voudrait, comme sa mère, enfermer le père dans un foyer, ne pas s'en occuper, cacher la misère affective et occulter sa responsabilité filiale, David assume jusqu'au bout. Jusqu'au ridicule parfois, jusqu'au danger aussi. Jusqu'à plonger dans les souvenirs de son père.
Jusqu'à réaliser ses rêves aussi : la scène finale est juste sublissime, et je crois qu'il est strictement impossible d'y résister.
"Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin"
Bien entendu, il est question de maladie et de mort, et de ce qu'un père voudrait laisser derrière lui en partant. Mais le personnage de Woodrow est formidablement émouvant.
D'ailleurs, une des grandes réussites du film, c'est d'avoir créé toute une galerie de personnages justes et beaux. Des personnages tour à tour détestables, ridicules ou émouvants. Impossible de juger le moindre d'entre eux : selon les scènes, ils apparaissent tous sous un jour différent.
Comme le film d'ailleurs, qui enchaîne les scènes vraiment drôles (le vol du compresseur, par exemple) et d'autres plus sentimentales. Le noir et blanc doux instaure une ambiance nostalgique, "sereinement mélancolique" oserais-je dire si je n'avais pas peur des oxymores. Et tout le film réside dans ces tons pastels.
Alexander Payne, qui ne m'avait que moyennement convaincu dans Sideways (où l'on voyait quand même de belles qualités, ne serait-ce que dans le choix des acteurs), réalise ici un véritable petit bijou, un de ces films irrésistibles qui ne cherche pas l’esbroufe mais la qualité des sentiments. C'est rare, c'est beau.
Très beau.