L'histoire est connue. Jesús Franco dut attendre le crépuscule de sa vie pour être enfin reconnu comme un cinéaste digne d'intérêt. Célébré à l'origine par une poignée d'irréductibles, sa « frénésie érotomane et expérimentale », pour reprendre les mots justes de Jean-François Rauger, fit l'objet d'une réévaluation tardive avec en point d'orgue en 2008, un Goya pour l'ensemble de son oeuvre et une rétrospective à la Cinémathèque française. Chantre d'un cinéma singulier, Franco réalisa la plupart de ses films dans des conditions extrêmement contraignantes : des budgets anémiques aux productions dont le but premier était avant tout d'approvisionner les cinémas de quartier. Or bien que les prérequis du cinéma Bis lui permirent de laisser libre cours à ses obsessions, dans le respect du cahier des charges bisseux, Franco dut également composer avec les méandres, parfois obscures, de la censure. Dès lors, non content d'avoir une des filmographies les plus riches de l'histoire du cinéma, il n'est pas rare chez Franco de dénombrer pour un même film pléthore de copies différentes (habillées ou non, avec inserts pornographiques ou non, etc.) en fonction des pays et des éditions.

La chute de la maison Usher, intitulé également Névrose, est à ce titre un cas d'école. Mis en scène pour le compte de la fameuse Eurociné de Marius Lesoeur, vieux compagnon de route et producteur du séminal Horrible Docteur Orloff deux décennies auparavant (mais n'allons pas trop vite), cette nouvelle adaptation d'après Edgar Allan Poe existe ainsi en deux versions : une espagnole tournée en 1983 et quasiment inédite de nos jours, et une française qui connaîtra une distribution internationale à la fin des années 80. A l'instar du Miroir obscène, la version internationale renommée pour l'occasion Revenge in the House of Usher, et seule disponible à l'heure actuelle, met en évidence l'ajout de scènes supplémentaires (en dépit de toute cohérence), et d'un remontage complet du long métrage. Mais cette copie de La chute de la maison Usher n'en demeure pas moins un témoignage passionnant, et un formidable essai de reconstruction mentale, pour l'amateur francien qui croiserait la route de ce film malade, joué par la muse Lina Romay et les fidèles Howard Vernon et Antonio Mayans.

Alan Harker (Antonio Mayans), ancien élève et disciple du docteur Roderic Usher (Howard Vernon), reçoit une lettre de son ex-mentor réclamant son aide. Arrivé au château, Harker découvre que le vieil homme est au bord de la folie. Le professeur lui confesse, dans un éclair de lucidité, qu'il a besoin de lui pour continuer ses recherches dans l'espoir de sauver sa fille Mélissa (Françoise Blanchard). Assisté de Morpho (Olivier Mathot dans un de ses derniers rôles), Usher kidnappe, depuis des décennies jeunes filles des environs, afin de transfuser leur sang à sa fille plongée dans un profond coma. Mais Usher est en proie à de plus en plus d'hallucinations...

Comme énoncé plus haut, il n'existe que peu d'éléments du scénario original qui soient encore identifiables ; seuls les rajouts grossiers et autres incohérences soulignent les modifications radicales de la version internationale. Véritable jeu de pistes, le sentiment lors du visionnage de La chute de la maison Usher oscille entre déception et frustration. Qu'importe. En transposant très librement la nouvelle de Poe, Jesús Franco adapta comme à son habitude l’histoire à ses propres obsessions formelles (les effets sur les lumières et autres jeux de focales évoque le travail expressionniste effectué sur La comtesse perverse), ainsi qu'à celles de son personnage principal. Et si Eurociné remonta entièrement le film original au risque de le faire passer pour un des pires de son auteur, l'atmosphère et les plans sauvegardés indiquent clairement que ce El Hundimiento de la Casa Usher s'inscrit hypothétiquement comme une réussite.

Fidèle dans les grandes lignes au postulat de départ, la version remaniée de 1988 permit surtout à la société de Marius Lesoeur d'incorporer un grand nombre d'inserts provenant du culte Horrible Docteur Orloff. La greffe, faite avec le consentement supposé de Franco, et en dépit d'une méthode fleurant bon les méthodes de margoulin (tant ces flashbacks sont intégrés de manière « brute »), apporte néanmoins un éclairage intéressant à cette Chute. Au contraire, dans le cadre de la perpétuelle relecture de son œuvre à laquelle Franco s'attache depuis Orloff, ces inserts, s'ils avaient été mieux assemblés, auraient pu donner corps à cette interprétation. Las. Et c'est finalement le cadet des soucis du film car c'était sans compter sur les scènes jouées par le duo Olivier Mathot et Françoise Blanchard (La morte vivante de Jean Rollin).

Tourné ostensiblement cinq années après El Hundimiento (par Daniel ou Marius Lesoeur ?), la prestation de la paire est à l'image des maquillages d'Olivier Mathot : risible. Voir Morpho, incarné de la sorte dès les premières minutes du métrage, n'est pas une sinécure pour l'amateur des années gothiques du madrilène. Plus morte que vivante (le personnage de Mélissa ne revient à la vie momentanément qu'après une transfusion), Blanchard fait de la figuration, tandis que Mathot est en roue libre. Quant aux faux raccords entre les scènes tournées à cinq ans d'intervalle, ceux ci résument bien le « charme » des productions Eurociné.

Film d'atmosphère francien passé à la moulinette Eurociné, La chute de la maison Usher illustre parfaitement les mésaventures de son réalisateur. En attendant une ressortie française des deux versions en un seul support comme le fit Artus Films pour Le miroir obscène.
Claire-Magenta
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le 7 mai 2014

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