Comédie, surréalisme et greffes en tous genres

Dans la grande famille des prodiges oubliés du septième art, je demande Charley Bowers ; mais pas n’importe lequel, car les avatars de cet homme sont multiples. Je parle de son personnage à l’écran, connu en France sous le nom de « Bricolo », pseudonyme public qu’il portera – brièvement – à la fin des années 20. C’est après une jeunesse mouvementée, parsemée de petits boulots en tous genres, que Bowers entame en premier lieu une carrière de dessinateur (avec une centaine d’épisodes des aventures de Pim Pam Poum) puis de réalisateur de « bandes animées » au style épuré, avec quelque 250 films de Mutt & Jeff à son actif – série qui culminera d’ailleurs avec des cartoons beaucoup plus aboutis comme Playing With Fire (1926). Il se lance alors dans le cinéma, avec la création de son personnage burlesque haut en couleurs.

Bricolo s’inscrit directement dans la grande tradition des comiques américains de l’époque muette, plus précisément des acteurs-réalisateurs, jusqu’à son surnom parfaitement trouvé rimant avec le « Charlot » de Chaplin et le « Frigo » de Keaton. Certainement inspiré par le succès de ses pairs, même s’il ne possède ni la poésie du tramp, ni la grâce de Hal Lloyd, Charley Bowers compense largement par un univers fantasque et rocambolesque, qu’il met en scène à partir de 1926 dans plusieurs courts-métrages hybrides, à situer quelque part entre Buster Keaton et Ladislas Starewitch, dans un étrange mélange de slapstick, de machineries et d’animations en stop-motion. Il y développe un style de cinéma atypique, présentant avec humour un imaginaire scientifique proche des standards d’un surréalisme alors en vogue.

L’un des plus grands théoriciens du mouvement surréaliste, André Breton, découvre justement son travail en 1937 avec It’s a Bird (1930), à l’occasion d’une séance de cinéma – film parlant qu’il encense et inclut dans son « Panorama du demi-siècle » aux côtés de prestigieux films tels que Nosferatu (1921), Un chien andalou (1929) ou encore La soupe aux canard (1933). Il parlera de Bowers en ces termes : « [C’est à lui] que nous devons d’être projetés pour la première fois, les yeux dessillés sur la distinction platement sensorielle du réel et du fabuleux, au cœur même de l’étoile noire ». N’en déplaise à Breton, Charley Bowers a déjà fait mieux entre 1926 et 1928 – et c’est Non, tu exagères (Now You Tell One, 1926) qui tient sans nul doute la dragée haute aux autres productions, à l’exception peut-être du film tourné plus tôt la même année, l’excellent Pour épater les poules (Egged On) – qui trahit déjà l’obsession pour les œufs chez son créateur.

Now You Tell One, c’est l’histoire burlesque d’une compétition visant à désigner le meilleur menteur de l’année, au sein d’un comité où chaque membre y va de sa petite histoire, alignant les bobards comme on enfile des perles. Ces petites scènes sont autant d’occasions pour Bowers d’exploiter la force comique de situations loufoques, mais aussi de faire parler son savoir-faire en matière d’animation (pour preuve, les éléphants invités au Capitole qui font penser à du proto-Gilliam). Bientôt, Bricolo entre en scène de manière inattendue, comme un personnage de cartoon digne de Tex Avery, la tête fourrée dans un canon dont il cherche à allumer la mèche ; une introduction tragicomique lui servant de parfait tremplin vers le monde réaliste, tout en laissant présager du succès de sa dernière entreprise. Il est invité à raconter son histoire « vraie » aux nantis du club des menteurs, celle d’un inventeur de greffes en tous genres, cherchant des solutions à ses problèmes et à ceux des autres. C’est là que le spectacle commence.

Des greffes révolutionnaires et absurdes faisant pousser des aubergines-placards jusqu’à l’histoire des souris pistoleros et du fabuleux arbre à chats, Charley Bowers use de ses talents d’animateur pour mêler avec perfection le stop-motion avec des prises de vue réelles. Par rapport à l’ensemble de ses autres courts-métrages, il trouve ici un équilibre inédit entre trame narrative et gags visuels : le timing est parfait, le découpage plus rapide qu’à l’accoutumée. Comme toujours, le comique vient de la débandade précipitée : rien ne se passe jamais comme prévu pour Bricolo, anti-héros destiné à être l’éternel rejeté. Les happy ends ne semblent pas du goût de Bowers, qui privilégie plutôt les fins douces-amères pour donner une continuité à ses histoires. Son œuvre trouve donc une unité sur ce plan, au même titre que l’impact provoqué par certaines images folles complètement inattendues.

Si on peut reprocher à Bowers d’avoir un humour populiste parfois limite – le stéréotype des « nègres » dans toute sa splendeur, des êtres peureux et fainéants qu’on retrouve également dans les BD d’époque style Félix le Chat – et de ne pas avoir su maintenir un niveau de qualité dans ses productions qui finissent par tourner en rond, il n’en demeure pas moins un génie atypique et méconnu aux inspirations fulgurantes, un marginal qui avait déjà su revoir les codes des comédies muettes, un bourreau de travail capable de passer des journées entières à photographier ses pantins, pour mieux s’engager dans une glorieuse tradition de réalisateurs-animateurs, en particulier ceux mêlant tissus organiques et objets mécaniques, à la manière d’un Švankmajer avant la lettre. Longtemps oubliée, l’œuvre connue de Charley Bowers est encore très incomplète (seulement 15 films)… Là où il est, Bricolo doit encore nous réserver quelques magnifiques surprises !
Messiaenique
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le 11 déc. 2014

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