A chaque film, Martin Ritt semble prendre pour point de départ un lieu de travail. Après les docks de son premier opus (L’homme qui tua la peur), le ranch du Plus Sauvage d’entre tous, ou la mine de Traitre sur commande, Norma Rae s’installe dans une usine de textile, largement occupée par des femmes. Le film retracera le parcours de son héroïne éponyme s’initiant, dans un trou paumé du Sud, au syndicalisme.
Norma Rae est avant tout un portrait : celui d’une femme dont on fait d’abord la connaissance comme on le ferait d’un dossier chez l’assistante sociale : célibataire vivant chez ses parents, flanquée de deux enfants de pères différents, l’un mort, l’autre démissionnaire, Norma est une grande gueule, un peu abimée par la vie, mais sait rendre coup pour coup. Sally Field impose une présence éclatante, d’une authenticité à toute épreuve, et fédère à sa suite une communauté à laquelle Hollywood accorde rarement de l’attention. Dans la veine du film de Shrader, Blue Collar sorti l’année précédente, le récit aborde d’une façon quasi documentaire le quotidien et les conditions de travail des ouvriers, la façon dont on les entretient dans l’ignorance pour pérenniser une mainmise séculaire. En découle racisme, antisémitisme (réplique évocatrice de Norma, qui, affirme « I’ve never met a jew before ») et sexisme, déroulés comme autant de coutumes qui semblent traditionnelles.
Le film est l’adaptation d’un essai journalistique sur une figure du syndicalisme féminin dans le milieu du textile : cela explique sans doute l’authenticité initiale du propos, à laquelle s’allient celles des interprétations et d’un rythme narratif qui privilégie le quotidien et évite les excès romanesques. En résulte un panorama social exhaustif, souvent assez corrosif, qui met les patrons, la police et même les curés dans une posture patriarcale et machiste désireuse de maintenir coûte que coûte l’immobilisme qui leur profite.
Le regard du cinéaste, toujours doté de cette empathie délicate qui le caractérise, est celui de la justesse : nul angélisme, mais de l’admiration pour un combat qui se veut avant tout digne, à l’image de séquence durant laquelle Norma dit à ses enfants tout ce qu’on pourra affirmer pour la salir publiquement pour être à la première à le faire.
Comme on avait déjà pu le voir à l’œuvre dans Traitre sur commande, Ritt sait parfaitement gérer les foules et les espaces : son sens du cadrage, du montage et du son lui permet de restituer la machine dévorante de l’usine où s’étendent à perte de vue des machines qui tissent et filent en permanence. Norma y est d’abord l’ouvrière qui fusionne avec les engrenages, puis promue au contrôle qualité, où elle va chronométrer ses collègues. Cette fausse émancipation, qui n’est qu’un asservissement supplémentaire, conduira à la révolte : elle va désormais traverser l’espace de part en part, fédérer les ouvriers et, dans une superbe séquence, orchestrer, du haut d’une table l’arrêt des machines suite à son licenciement.
C’est cette victoire, modeste et dans la douleur, qui résume le mieux ce récit humaniste : dans la catégorie trop souvent balisée des héros, Norma Rae se distingue par une exhibition de ses failles propre à la rendre crédible, et à dénoncer avec une force encore plus grande le système qui la malmène.
(7.5/10)
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