« Nous voulions changer le monde, mais c'est le monde qui nous a changés »
A travers les trente années qu'il traverse, Nous nous sommes tant aimés mêle avec finesse le portrait psychologique et la réflexion politique. Le film va suivre les aventures de trois personnages dans l'Italie des années 40 à 70. Tous les trois se sont connus par leur engagement dans la résistance anti-nazie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ce sont trois militants communistes convaincus.
Pourtant le premier, qui s'appelle Gianni, ne va pas vraiment mener une vie en accord avec ses principes. Étudiant en droit, il va devenir l'avocat puis le gendre d'un homme d'affaires véreux. Scola nous le montre partagé entre sa nouvelle vie de luxe et les souvenirs de sa période « bohème ».
Face à lui, Nicola est l'exemple du personnage qui place sa vie uniquement sous la direction de son idéologie. Communiste jusqu'à la moelle des os, il n'hésite pas, lorsque sa femme lui demande de choisir entre famille et engagement, à faire le choix de la politique. Un choix qui guide tous ses actes, toutes ses décisions, toutes ses prises de parole, au risque de menacer toute son existence : vie de famille, travail, et même magot d'un jeu télé.
Le troisième personnage, c'est Antonio. Plus modéré, il se contente de mener une petite vie simple, ce qui ne l'empêche pas de jalouser fortement Gianni sur plusieurs aspects. Entre les deux personnages, il n'y a pas seulement une lutte des classes, il y a aussi et surtout une rancœur mutuelle, rancœur tournée vers soi-même mais qui s'exprime contre l'autre. En attaquant Gianni (dans une superbe scène sous la pluie), Antonio exprime finalement une rage de ne pas être devenu comme lui, aussi bien sur le plan social que pour la séduction.
L'une des grandes forces de Nous nous sommes tant aimés, c'est que Scola, avec beaucoup de finesse, fait un film profondément politique sans être un film engagé. Le cinéaste se fait analyste de la société italienne des années 40 à 70, où la politique était une passion nationale. C'est cette passion qu'il montre et qu'il étudie avec son regard acéré. Nous nous sommes tant aimés est un film sur les rapports entre la vie des personnages et leurs idées. Peut-on vivre pleinement en accord avec des idéologies ? Entre le remords d'avoir trahi ses idées et le regret de ne pas avoir réussi (à cause d'elles?), les personnages restent guidés par la politique. Cette analyse est d'autant plus importante que le cinéma italien était alors dans une grande vague de films politiquement engagés, ceux de Francesco Rosi, Elio Petri ou Ermano Olmi. Par ce film (comme par son film suivant, le très incorrect et décapant Affreux, Sales et Méchants), Ettore Scola se situe à part dans la production de son temps.
Autre piège que Scola, dans sa grande intelligence, parvient à éviter : Nous nous sommes tant aimés ne tombe pas dans la basse nostalgie du « c'était mieux avant ». Le film se concentre plutôt sur : « que sommes-nous devenus ? Ce que nous sommes maintenant correspond-il à ce que nous voulions être ? » D'où l'intense mélancolie qui irradie du film.
Car Scola manie à la perfection les émotions et nous en offre une palette particulièrement riche. Sans transition, nous passons de l'humour à la romance, puis au drame, toujours avec autant de finesse. Les émotions sont ici dans les teintes pastelles, jamais exagérées. Ce que filme Scola, finalement, c'est la vie, le temps qui passe, les sentiments, les souvenirs. C'est peut-être Nicola qui résume le mieux le projet du cinéaste : « au lieu de poursuivre l'inaccessible bonheur, autant se préparer d'agréables souvenirs pour plus tard ».
Outre leur passé commun de résistant, ce qui va unir les trois personnages masculins, c'est une femme, la magnifique Luciana. Personnage complexe et émouvant, elle est elle aussi animée d'un grand et profond désir de vie.
Nous nous sommes tant aimés, en plus de ses personnages, est un film sur l'Italie, portrait d'un pays vu sous différents angles. La politique, la corruption, le monde des affaires, mais aussi le cinéma. Nous nous sommes tant aimés est dédié à Vittorio de Sica, dont la personnalité traverse tout le film (et qui est décédé quelques semaines avant la sortie du film en Italie). Mais outre Le Voleur de Bicyclette, le film rend aussi hommage à Fellini, puis qu'une scène se déroule pendant le tournage de La Dolce Vita, en présence du réalisateur et de son acteur principal.
Autre scène marquante du film liée au cinéma, celle où Nicola reproduit la fameuse séquence des escaliers dans Le Cuirassée Potemkine. Une fois de plus, le cinéma, vu par le personnage, se doit d'être le vecteur d'un message politique, là où on sent que Scola, suivant les pas de De Sica, préférera un cinéma de personnages, montrant des humains dans toute leur complexité, avec une tendresse qui n'empêche pas la férocité.
Avec cela, et bien d'autres choses, Nous nous sommes tant aimés ne se contente pas de suivre trois personnages au fil des ans. Il s'agit bel et bien d'un portrait de l'Italie sur trente années qui nous est livré ici, un portrait tendre et subtil qui multiplie les émotions et nous fait passer de l'humour à la mélancolie avec une maestria formidable. Les acteurs sont exceptionnels. L'attention portée aux moindres détails ajoute une profondeur au film, qui semble être pris sur le vif. La narration forcément elliptique recèle des trésors d'inventivité dans l'insertion des flash-backs ou l'emploi des voix off. C'est un film novateur, beau, émouvant mais aussi féroce que nous livre ici Ettore Scola. Un chef d’œuvre.