Nymphomaniac, c'est la vie
Nymphomaniac, c’est la vie. Le film se lit comme un aphorisme desnosien. Écartez les aigris, les vieilles filles et les mal-baisés en tout genre, mais laissez jaillir les démons et les putains. Si le langage me permet d’empoigner mon je comme mon sexe, alors l’art, c’est cet infini autre, cette crasse incrustée dans mes pores. Lars von Trier fait culminer sa liberté au sommet, il découvre les corps, il déchire le costume classique que portait le cinéma. Pourtant, cette fois il ne s’agit ni de provocation, ni de vérité. Il n’y a plus qu’à dévoiler l’anatomie du cinéma, se cachant, trop frileux, derrière l’écran. L’écran, c’est le spectateur, le siège et le confort. Or, l’ob-jectif, c’est droit devant, direct et sans chemins dérobés. Je n’ai que faire de l’émotion, du sentimentalisme anéantissant le romantisme, du réalisme à la faveur du réel. Non, Nymphomaniac n’est pas réaliste, n’est pas vrai. Peu importe ! Ce n’est pas Joe qui raconte son histoire, c’est Charlotte Gainsbourg qui raconte l’histoire de Joe. Et Seligman, joué par Stellan Skarsgård, n’existe pas : il dévore l’histoire.
Nymphomaniac, c’est le cinéphage. Le cinéma de Lars von Trier s’entend dans son ensemble non désolidarisé. Alors que les uns critiquent la misogynie du réalisateur, moi, je l’en remercie. Merci de faire d’héroïnes des sorcières, des mégères et des garces. La vie est un monstre insatiable dont les femmes seules peuvent accoucher. Ce sont les seuls personnages qui tiennent l’ambivalence de l’être entre leurs jambes. En somme, ces fleurs du mal ne sont que des Eros et des Thanatos, alors pourquoi s’encombrer de femmes profondément bonnes ? Il n’y a que le mauvais qui éclaire le bon. Plus de second degré, plus d’élévation : Lars von Trier se concentre sur la sublimation de l’infâme au premier degré sadien. Seligman est captivé par Joe parce qu’elle donne à voir le cinéma nu. La seule séquence, dont le chromatisme particulier en noir et blanc saisit le spectateur, et dont Joe est à la fois absolument absente puisqu’elle ne la raconte plus, c’est celle du delirium tremens de son père. L’allégorie vive du cinéma se trouve privée de sa filiation, de son origine. La seule réaction possible appartient au sexe. Joe mouille, comme une enfant encore, descendue de sa corde et déjà loin de son innocence, sans comprendre à ce moment très précis que la fleur du mal est éclose. C’est tout l’enjeu du cinéma de se libérer de sa filiation, pour être cinéma. Et le plus monstrueux pour Joe, ce n’est pas d’avoir mouillé, c’est d’avoir pleuré. « I can’t feel anything » s’exclame Joe à la fin du film, alors qu’elle couche avec Jérôme, celui qu’elle a tant cherché. Son sexe meurt puisqu’elle n’est plus absolument nymphomane, alors extérieure à Nymphomaniac. Le cinéma travesti n’est pas cinéma, Seligman et le spectateur tous deux mêlés ne veulent dévorer que le récit d’une nymphomane. Si le film s’encombre d’une quelconque cosmologie, à l’essence même de la Melancholia, dans une obsession de la successivité, Lars von Trier contrebalance aussitôt la lassitude de la perception par une succession d’images de pénis, à la lumière jaune et crue. La synecdoque du corps par le sexe dématérialise ainsi l’émotion. Lars von Trier à la manière d’un Robbe-Grillet ne donne d’ailleurs à certains personnages que des initiales : ils ne sont que des proies, prêtes à être englouties. Seul subsiste Seligman, cinéphage, se nourrissant des histoires et de la liberté effrayante du cinéma.
Nymphomaniac s’intéresse donc à la descente aux enfers, à la recherche des vices. Il n’y a pas de cinéma idéal, il n’y a qu’un cinéma dogmatisé et affranchi du regard qu’on lui porte. Je n’ai pas été choqué et il s’avère que faire l’éloge d’un tel film est impossible. Lars von Trier annonçait que ce film allait être « pornographique ». C’est du premier degré, bien sûr, Nymphomaniac arbore la forme et le fond d’une fresque de la pornographie. Tous les fantasmes marginalisés, les désirs frustrés et les quelques parts de l’ombre dont on fait souvent des pantomines, sont et font le cinéma. Laissons l’émotion aux siècles derniers, passons davantage à un art de la réaction. Nymphomaniac donne corps et voix au je qui se saisit du monde, où l’on se « rue sur le cul ».