Quand je suis allé voir Old Boy en 2004, j’ai été traumatisé dès les premières minutes. Toujours en avance dans mon petit cinéma art et essai préférée, j’ai savouré l’extinction des lumières et me suis plongé dans un état de réception accru pour cet Ovni venu du pays du matin calme dont on avait tant parlé à Cannes, le printemps précédent.
Le trauma fut immédiat lorsque je constatais avec inquiétude le carton français annonçant l’avènement d’une société carcérale.
Je m’étais trompé de salle et me trouvais dans celle de Banlieue 13.
Inutile de vous dire à quel point mon sprint, digne justement d’un Yamakasi, fut épique en direction de la bonne salle, et quelle ne fut ma frustration de n’avoir pas vu la séquence d’ouverture de Old Boy. En effet, Oh Dae-Soo était précisément en train de demander à son geôlier invisible la raison pour laquelle il était enfermé, et je n’avais aucun moyen de savoir si le spectateur était censé la connaitre. J’ai donc dû attendre près de dix ans avant de le découvrir.
(Contient des spoilers)
Old Boy n’est pas pour rien l’élément central de la trilogie de la vengeance. Il pérennise la rigueur formelle éblouissante du premier pour y ajouter une dimension punk, et avance avec bien plus d’intensité sur les terres émotionnelles du troisième.
D’une richesse impressionnante, tant dans sa construction esthétique que dans l’ambition de son récit, il se place comme une exploration profonde du thème ancestral de la tragédie.
Celle-ci se fonde avant tout sur la folie des hommes, et force est de constater que celle qui occupe la première partie du film est redoutable. Lucides d’être des bêtes, ils cherchent des raisons qui puissent justifier leur acharnement à continuer à vivre. Film punk, urbain, violent, Old Boy commence par déshumaniser un looser avant de l’initier à la violence du sacré. Car, comme pour Sympathy for Mr Vengeance, la radicalité de la barbarie est motivée par une progression d’une grande pertinence. En témoigne notamment le contrepoint souvent très émouvant d’une musique lyrique, proche de celle de Morricone, sur les scènes le plus violentes : le réalisateur appelle sans cesse au recul sur les événements, dévoilant les ficelles de la mise en scène par un autre motif obsessionnel, celui du regard.
Park Chan-wook livre une partition picturale d’une foisonnante richesse et ponctue son récit d’un chapelet d’images qui, à mesure que la vérité se dévoile, gagne en intensité muette : le cadre dans l’appartement prison, le voyeurisme de la scène criminelle primitive à travers la vitre brisée, l’album photo contenant lui-même un miroir, et même un ancêtre du selfie par le geste ultime de la sœur avant son suicide. L’image restitue avec une fixité glaçante les souvenirs occultés et les vérités enfouies, leurre un temps avant de briser son contemplateur par la charge émotionnelle qu’elle contient. A cela s’ajoute le travail du son, que ce soit par les écoutes de Oh Dae-Soo, comédien permanent malgré lui, ou par ceux de la suggestion hypnotique déclenchant son sommeil ou des parties d’un rôle qu’il ne maitrise pas.
Son, image, écriture d’une destinée : Old Boy est donc un immense film sur la mise en scène, instrument de pouvoir sadique réservé aux êtres les plus raffinés. La vengeance en question, fruit d’un travail de plusieurs décennies (et qui surpasse infiniment celle de 13 ans annoncée dans Lady Vengeance) est un travail d’écriture qui n’omet aucun détail pour enfermer avec virtuosité un être dans la trajectoire du pire. Et parce que la vie du protagoniste fut celle d’un grand héros tragique, on attend son sommet pour lui dévoiler le spectacle : un album photo, une bande son, jusqu’à l’avènement du jeu ultime, celui de l’acteur en improvisation. Pour le silence du dramaturge à destination du protagoniste féminin, Oh Dae-Soo livre une performance au-delà de ses attentes : corps grotesque, chien, supplicié et mutilé, il rivalise avec lui d’intelligence sadique pour son châtiment et obtient par là ce qu’il demande.
Le sadisme et l’horreur des thèmes que sont l’inceste ou la mutilation ont souvent une limite, celle d’être des thèmes si extrêmes qu’ils ne sont choisis que pour leur aspect radical et provocateur. L’immense réussite d’Old Boy est de rendre la tragédie profondément émouvante parce qu’elle s’inscrit dans un récit aux motivations multiples, à l’image de cette très belle séquence de poursuite du souvenir dans les escaliers du lycée. Car si Old Boy est un film sur le temps, celui de l’incarcération, c’est surtout un récit du retour à l’émotion fondatrice de l’adolescence, temps primitif des contours encore flou de la morale face à la violence des passions. Cette quête du passé, et le lot aussi jouissif que bouleversant des révélations qu’elle occasionne, notamment dans la véritable histoire entre Lee Woo-Jin et sa sœur, renforce considérablement les enjeux du récit et nous embarque, hébété, dans son déchainement de larmes et de sang.
Old Boy est excessif, baroque, provocateur, voire improbable. C’est un film sur la construction du personnage et l’écriture d’un rôle, une tragédie sans dieu ni morale, qui n’a d’autre ambition que de satisfaire une vengeance délirante d’un esprit malade d’amour. Difficile de ne pas faire le rapprochement entre ce dernier et celui du spectateur, toujours en quête d’événements insolites et d’émotions fortes, au détriment du confort du personnage. Mais de la même façon que le spectateur recèle en lui le sadisme du metteur en scène, il est aussi sa victime consentante ; certes le récit d’un amour écrit par suggestion hypnotique a de quoi laisser sceptique : mais lorsqu’on considère à quel point ce film nous a nous-même hypnotisé, nous ne pouvons que nous incliner devant le génie du chef d’orchestre.
Et croyez-moi si vous le voulez, mais je n’ai jamais vu la suite de Banlieue 13.
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