Le voilà, ce champ auquel renvoie A field in England : des herbes hautes sans cesse en mouvement, souples et solidaires, au gré des vents.
Au milieu, un trou, ancestral.
Alentour, trois huttes, primales. Celle des femmes, celle, lointaine, du receleur à qui elles vendent les armures des samouraïs qui viennent se perdre dans ce purgatoire anxiogène, qu’elles achèvent et balancent au trou.
Celle, enfin, du compagnon d’arme du mari et fils des femmes esseulées, revenu seul et annonçant sa mort.
Le triangle est mis en place.
On tuait, on mangeait ; on pourrait copuler.
Tout le monde y pense : la terre et ses herbes suintent le rut. Le trou lui-même ne dit plus rien d’autre. La chaleur humidifie les tuniques, les poitrines se dévoilent et la peau luit dans la nuit chaude. On a rarement vu un noir et blanc aussi sensuel et velouté, au service de la chair et des corps.
Le triangle se met en place instinctivement, à l’occasion d’un combat de samouraïs dans l’eau, qu’on achève bien mieux à trois. En quelques regards, avide et attentistes, tout est dit.
Et, pour souligner cette furie, l’extraordinaire musique mêlant percussion et cris, pouls d’une humanité sauvage et furibonde. (1)
Ne manque que le sexe, un peu plus lent à venir.
Quelques relents de morale subsistent : la veuve et la mère savent cependant bien qu’elles se disputent davantage un homme que des scrupules.
La course dans les herbes est désormais double : on fond sur les proies pour les dépouiller, ou l’un vers l’autre pour se soulager.
Manque l’émotion finale : l’effroi. La vengeance de la belle-mère, portant à son tour le masque horrifique d’un samouraï assassiné va permettre de propager sa propre frustration sexuelle : elle bride les courses nocturnes vers la luxure en intégrant dans le champ la présence d’un démon. Si les cris de jouissance cèdent à ceux de panique, la lutte est âpre : une nuit de pluie, le désir des corps l’emporte sur la peur de l’au-delà.
Mais au moment où les ébauches d’une morale pourraient se dessiner, les forces en présence l’emportent sur les individus. Le masque colle à la chair, le tueur est lui-même assassiné et la veuve condamnée à la solitude.
Restent les herbes, qui leur survivront, se nourrissant de leurs cadavres qui ensemenceront la terre.
Onibaba est un chef d’œuvre ; amoral, plastiquement époustouflant, d’un érotisme trouble, tellurique et nocturne, il révèle notre animalité, notre désir de mythes dans une fable aussi profonde et insondable qu’un trou dans un champ.

(1) : à écouter absolument : https://www.youtube.com/watch?v=OMIeGZIdpR0
Sergent_Pepper
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Guerre, Erotisme, Epouvante, Asiatique et Les plus belles claques esthétiques

Créée

le 29 avr. 2014

Critique lue 1.9K fois

99 j'aime

18 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

99
18

D'autres avis sur Onibaba, les tueuses

Onibaba, les tueuses
drélium
9

Tel le vent dans les roseaux

Quatre ans après le succès de "L'île nue" qui renfloua les caisses de son studio (la compagnie indépendante Kindai Eiga Kyokai), Kaneto Shindo frappe une nouvelle fois très fort. Cet homme est un...

le 9 mars 2011

77 j'aime

16

Onibaba, les tueuses
B_Jérémy
9

Le territoire des exclus

L'État n'a aucune justification morale ni scientifique, mais constitue le pur produit de l'émergence de la violence dans les sociétés humaines. Que voilà une oeuvre étonnante, inaccoutumée et...

le 1 avr. 2020

55 j'aime

30

Onibaba, les tueuses
JimBo_Lebowski
9

Le masque de la vertu

Véritable plongée dans les marécages du Japon du XVème siècle, époque sujette à la guerre engendrant meurtres et famine, deux femmes survivent grâce au pillage des samouraïs égarés, les hautes herbes...

le 5 juin 2015

48 j'aime

4

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

618 j'aime

53