Nomadland à quai
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Emmanuel Carrère avait toutes les raisons de s’intéresser au récit publié par Florence Aubenas, qui retrace son immersion dans le monde de la précarité pour la vivre de l’intérieur plusieurs mois durant : cette manière de s’intéresser à d’autres vies que la sienne, tout en s’interrogeant sur la place ambiguë qu’elle y occupe entre en résonnance avec bien des thématiques abordées par l’auteur.
Ouistreham est évidemment avant tout un film social : l’aventure commune des femmes vivant de petits boulots précaires, aux exigences physiques redoutables, le tout placé par une Agence Pole Emploi en pilotage automatique. L’individu n’existe plus avant même d’en franchir les portes, et deviendra invisible dans les fonctions qu’on lui attribuera. Cette première quête de la journaliste trouve évidemment son sens dans le relai que le film donne à son ouvrage : sous le regard de Juliette Binoche, très juste, ce monde de femmes courageuses et solidaires vibre d’une authenticité indéniable. La difficulté des conditions de travail, précisément restituées (4 minutes par chambre dans les Ferries, les horaires décalés, un salaire de misère, la peur constante de se faire remplacer…) se mêlent à un éloge de la solidarité et la force de caractère de ces femmes qui font bloc, accueillent la nouvelle venue et l’intègrent dans un monde hostile. L’expérience de Florence Aubenas semble n’avoir été que favorable de ce côté-là, et même si on peut s’interroger sur ce relatif angélisme des équipes, l’insistance est faite sur l’humanité face à l’adversité. Le recours à des comédiens non professionnels, sur les lieux même de leur travail, ajoute à la dimension documentaire d’un récit qui n’en garde pas pour autant l’âpreté, soucieux d’individualiser les fonctions, de mettre des prénoms, des rires et des paroles sur les visages fermés des ouvrières de l’ombre.
Bien entendu, la dimension « Rendez-vous en terre inconnue » pose question, et n’est pas éludée par Carrère, qui s’intéresse souvent à l’ambivalence du regard de son personnage, qui mélange empathie et sujet en or pour son prochain ouvrage. Le travail de l’écriture est évoqué par touches, renvoi direct aux préoccupations les plus coutumières du réalisateur, et le récit dépasse la parution du livre pour une confrontation de l’auteure à ses sujets. Il ne s’agit pas ici de dépasser les contradictions par un triomphe des bons sentiments, mais de désynchroniser les pendules : donner sa voix, ses mots, son image aux laissés pour compte est certes digne, et doté des meilleures intentions ; mais revendiquer une appartenance par l’expérience éphémère et le confort assuré de sa sortie est un luxe qu’on ne peut s’offrir.
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le 13 janv. 2022
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