Au premier visionnage, ce film fait l’effet étrange d’un manque, d’un « pas assez ». Pas assez sordide, pas assez douloureux, pas assez horrible. Pas assez de témoignages, pas assez de précisions. Et finalement pousse vers une tentation du « c’est pas assez crédible ». Ce qui est en soi sordide, douloureux et horrible. Il y a pourtant des raisons :
Des millions de juifs de déportés (9 millions aux derniers chiffres que je connaisse) et seulement 6000 homosexuels (même en poussant les chiffres pour de potentiel homosexuels oubliés des comptes, on comprend qu’on n’ira pas beaucoup plus loin). Ça fait autant moins de témoins, tout simplement, et dans des proportions vertigineuses.
La plupart des juifs rescapés ne voulurent pas parler des camps, parfois la famille ne voulait pas vraiment savoir non plus mais il y a eu des témoignages, des images, des historiens, des films. Une faible proportion de témoignages était suffisamment grande, horrible et concordante pour former quelque chose d’écrasant et d’indéniable. Sauf qu’avec les homos on ne peut pas faire 10 heures d’un film comme « Shoah ». Pas de mémorial en ligne où l’on peut visionner des heures de témoignages.
Si certains membres de la famille de juifs déportés ont voulu demander réparation, participant à l’élan de reconnaissance – qu’ils ont dû arracher, rien n’a été facile pour eux non plus malgré la masse de crimes – aucun membre de famille d’homosexuel déporté n’a cherché une quelconque réparation. Car être homo, c’était la honte, pour soi et pour tout le monde.
Il faut garder la spécificité de chaque crime. Il y a eu une volonté d’annihilation des juifs, une volonté de destruction des communiste, une volonté d’exercer les pire fantasmes sur les handicapés physiques et mentaux, une volonté de redresser les homosexuels. Sur le papier ce sont les homos qui subissaient la haine la moins forte, puisqu’on pensait pouvoir les « réinsérer », dans la pratique c’étaient les plus méprisés et les paillassons de tout le camp. Et une fois les camps libérés, il leur fallait affronter la société toujours homophobe, avec même de nouvelles lois criminalisant l’homosexualité en France.
Avant les mouvements des années 70, les homosexuels n’avaient pas de notion de communauté. Si vous êtes maltraités parce que vous êtes noir, vous pouvez toujours chercher refuge dans votre communauté et votre famille. Normalement vos pères et mères ne vont pas vous rejeter parce que vous êtes noir. Pareil si vous êtes juif. Ce n’est évidement pas le cas quand vous êtes homo. Nous ne sommes pas une famille mais à peine une communauté et c’est à nous de porter notre propre destin. L’épidémie de sida permettra l’élan commun qui sera le terreau pour plusieurs luttes dont celles de la reconnaissance de la déportation.
Dans les années 90 ces mouvements de reconnaissance entrent en action. Ce film fait partie de cet élan. Le livre « Les oubliés de la mémoire » de Jean Le Bitoux retrace cette épopée avec un siècle de mise en contexte historique. Ce livre a une ampleur inédite, je ne peux que le conseiller vivement. D’autres sont extrêmement intéressants comme la biographie de Pierre Seel qui est un des témoin du documentaire d’Epstein mais rien d’aussi crucial et complet que « Les oubliés de la mémoire » auquel « Paragraph 175 » donne un visage.
Epstein a rattrapé une poignée de survivants au bord de la tombe, certains hagards, peinant à transmettre une expérience complète. C’est cette hébétude et ce vide qui doivent nous faire honte.
Alors si face à ce film, vous ressentez un manque, sachez que c’est ce qu’il peut apporter de plus douloureux.
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9/10
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