Le crime était presque parfait.

Le danger quand on va voir un film qui a fait l’unanimité plusieurs jours après la plupart de ses éclaireurs (deux jours après sa sortie seulement, mais quand on est sur SC, cela peut sembler une éternité), c’est d’avoir des attentes trop élevées et que forcément la claque que tout le monde annonçait ne soit pas aussi intense que prévue. C’est d’autant plus vrai lorsque ce film a obtenu la Palme d’Or de la part d’un président du jury qu’on affectionne beaucoup et que le réalisateur du film en question soit tout simplement l’un de nos préférés toute nationalité confondue, l’un de ceux qu’on note le mieux sur SC et qu’on ait de l’admiration pour la quasi-intégralité de sa filmographie.


Effectivement, la claque était moindre qu’attendue, les attentes ayant peut-être été trop grandes. Selon moi, Parasite n’est sans doute pas le meilleur film de Bong Joon-ho, je lui préfère Memories of Murder qui à l’époque avait révolutionné le genre du thriller en y instillant un humour constant malgré la gravité du sujet et qui proposait déjà une vision duale de la société en opposant la ville et la campagne, et sans doute aussi Mother qui avait magnifié la relation mère-fils et qui possédait un sens de l'esthétique déjà extrêmement travaillé.


Mais avec Parasite, on a à coup sûr affaire à un très grand film, il est peut-être tôt pour parler de film de l’année, mais c’est clair qu’il va être difficile de le déloger de la première place de mon top de 2019. Et c'est un immense fan du cinéma de Quentin Tarantino et de Martin Scorsese qui parle, c'est dire !


Formellement déjà, le cinéaste du pays du matin calme atteint des sommets d’esthétique et de mise en scène, c’est presque Wes Andersonien dans la conception des cadres et des plans, tout semble millimétré et calculé à la perfection dans la photographie et les mouvements de caméra. Tout est très propre et c’est logique car la majeure partie du récit se déroule dans une maison luxueuse qui semble presque irréelle.


Les thèmes abordés sont évidemment classiques pour ceux qui connaissent le génie coréen, on pourrait presque lui reprocher son manque de prise de risque, encore une fois il navigue en terrain connu dans cette dernière création. En effet, il a toujours fait du social dans ses films, toujours alterné entre l’humour et la gravité au sein d’un même métrage et déjà beaucoup exploré le sujet de la famille (The Host et Mother en tête de liste). Même l’opposition entre les pauvres et les riches était présente dans Snowpiercer, dans un registre beaucoup plus schématique que réclame le genre de la science-fiction, les pauvres étant à l'arrière du train et les riches devant. Parasite semble être en réalité le film-somme de tout ça, la synthèse de ce que Bong Joon-ho sait faire de mieux dans son mélange des genres et dans son analyse de la société coréenne.


La lutte des classes est très courante dans le cinéma asiatique en réalité (rappelez-vous de la palme d’Or de l’année dernière), mais chez Bong Joon-ho ce sujet est traité de manière beaucoup plus spectaculaire, beaucoup plus ostentatoire, beaucoup moins austère que dans la plupart des autres films qualifiés de "sociaux". Kore-eda pour ne citer que lui est un cinéaste beaucoup plus terre à terre que Bong Joon-ho, collant au plus près de la réalité, là ou le coréen nous invente un scénario des plus rocambolesques et où l'excès est de mise.


Et ça me plait beaucoup, car pour moi le cinéma ne doit pas forcément être le reflet exact de la société, mais il est avant tout là pour nous divertir et nous procurer des émotions. On pourra éventuellement reprocher au film que certaines scènes soient proches de tomber dans la caricature ou dans ce que certains aiment nommer "facilités scénaristiques".


Je pense notamment à la glissade du père, du frère et de la soeur de la famille usurpatrice au moment où la mère est descendue dans le sous-sol avec l'ancienne gouvernante, ce qui a des conséquences dramatiques énormes.


Mais je suis de ceux qui pardonnent facilement ce genre de facilités, car d'une part, elles sont tout bonnement impossibles à éviter dans tous les films, et d'autre part car elles ne sont pas légion et ne nuisent pas à la cohérence de l'ensemble.


Le rythme aussi est parfaitement géré, notamment lors de la première heure, avec les différents tours de passe-passe qui permettent l’invasion de la maison : je trouve que le récit s’accélère et ralentit pile comme il faut, avec la musique utilisée à bon escient également et rend toute la première moitié du film extrêmement plaisante, avec un sourire aux lèvres qui ne m'a presque jamais quitté.


Ce qui rend d'autant plus fort le basculement dans le genre du thriller bien glauque et morbide à souhait de la deuxième partie du film. C’est jubilatoire de voir la famille pauvre réussir à rouler dans la farine la famille Park et on s’attend à ce que ça tourne mal, mais on se demande bien comment et la deuxième heure, qu’il ne faut absolument pas spoiler comme le disent les affiches du film que j’ai vues dans le métro parisien, prend une tournure dramatique assez folle et l’engrenage qui se met en place s’avère dévastateur.


On pourrait reprocher le manque d’émotions présentes malgré la dureté de la fin, le cinéaste réussissant certes à créer de l’empathie pour ses personnages, aussi bien du côté des riches que des pauvres, en prenant d’ailleurs peut-être presque plus parti pour les riches pour qui il est un peu plus tendre (mais aucun manichéisme n'est à déplorer), bien aidé aussi par le jeu des acteurs tous excellents ; mais le fait d’avoir distillé de l’humour tout le long, en en faisant peut-être le film le plus drôle de sa filmographie, rend la conclusion légèrement moins émouvante que ce qu’elle aurait dû être. En fait, Bong, en voulant trop mélanger les genres, « loupe » sa transition entre comédie et drame, à mi-parcours. Il y a un passage drôle,


(lorsque les Ki-taek tentent de s’enfuir de la maison avant la nuit, et que le père reste étendu sur le sol au moment du réveil des parents Park)


juste avant le climax, qui personnellement ne m’atteint pas comme il devrait m’atteindre,


(la découverte de la maison inondée)


à cause des rires qui ont à peine précédé. Peut-être qu’il manque également une bonne musique pour rendre le tout plus dramatique : à quand un autre grand compositeur coréen après Cho Young Wuk, qui a collaboré avec Park Chan Wook sur Old Boy et Mademoiselle notamment ? C'est d'autant plus dommageable que Jeong Jae-il a réalisé un excellent travail sur le reste de la partition. Mais tout ceci est strictement personnel et subjectif, j’ai entendu des gens pleurer dans la salle. Tout cela n’empêche pas la dernière séquence d’être très belle en laissant miroiter un espoir à une famille qui a quasiment tout perdu mais qui ne viendra probablement jamais.


Suite à mon revisionnage du film trois mois plus tard, je me suis rendu compte d'une chose. Le film est peut-être, en fin de compte, et c'est un comble, trop parfait : Bong Joon-ho déroule son scénario d'une main de maître et laisse peu de marge de manoeuvre à ses acteurs : tout est millimétré, la présence de tel personnage à tel endroit, la sonnerie qui retentit au bon moment, la pluie qui tombe quand il faut... Cela confère une certaine artificialité à l'oeuvre qui la rend finalement moins crédible et laisse une impression de manque de naturel à l'ensemble. C'est presque trop "écrit" en quelque sorte, impression que ne m'a pas donnée le dernier Tarantino par exemple, et qui m'a sauté aux yeux quand j'ai revu Parasite. Tout est peut-être trop pensé, Bong Joon-ho atteint le paroxysme de ce qu'il sait faire avec ce film, mais trouve également ses limites, en oubliant qu'un chef d'oeuvre ce n'est pas qu'un scénario parfait et une mise en scène exemplaire, mais qu'il y a également un petit truc en plus, peut-être cette impression de liberté et d'absence de carcan qui rappelle la vie, pour ce genre de films en tout cas. Avec Parasite, j'ai vu une très grande oeuvre cinématographique, peut-être même une leçon de cinéma, mais je n'ai pas vu la vie. C'est ce qui me retient de mettre 10.


Dans tous les cas, cette Palme d’or est amplement méritée, et malgré mes maigres réserves sur ce film, je suis tellement heureux pour Bong qui voit son talent enfin récompensé à l’international, et pour le cinéma coréen de manière générale qui me régale depuis plus de deux ans maintenant, même si Mademoiselle aurait sans doute aussi mérité d'apporter sa première Palme à la Corée. On aimerait maintenant que pour l'avenir de sa filmographie, le réalisateur coréen prenne éventuellement plus de risques et qu'il explore de nouvelles thématiques. Ce renouvellement est impératif après un tel succès. Les meilleurs réalisateurs sont en effet ceux qui ont su se remettre en question et sortir de leur zone de confort. Dans tous les cas, ce film est une excellente porte d'entrée dans le cinéma coréen pour les novices, et je suis très heureux de son succès auprès du grand public, trois mois après sa présentation au Festival. Voir un film coréen remplir les salles, même dans les multiplexes, me réjouit au plus haut point. Pourvu que d'autres succès prennent le relais.

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le 10 juin 2019

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Albiche

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