Parasite est d'une telle évidence dans sa mise en scène, son cadrage, son montage, ses performances d’acteurs, son propos, que je ne vais pas perdre du temps à m’y attarder.
Je vais donc énumérer ici deux-trois idées qui me hantent encore à la sortie du film, et surtout essayer de répondre à la question: pourquoi le titre Parasite ? Qu'est-ce qui est parasité, et pourquoi ?


Parasiter les codes cinématographiques


Parasiter les genres et les tonalités, voilà le manifeste du cinéma coréen. Ici, le spectre s’étend du film social au thriller horrifique, en passant par le conte gothique, film à twist, de casse, et de fantôme. Parasite fait surtout la part belle au genre du western dans son dernier acte, à coups de références assumées. La subversion se fait progressivement au cours du film, par l’arrivée de flèches décochées hors-champs qui viennent terrifier les parents, puis le tipi, puis le climax du film, où le décor et les costumes sont contaminés par des références explicites aux codes du western. Choix étrange pour un film social coréen d’autant s’attarder sur un peuple qui lui est si éloigné dans l’espace et dans le temps. J’y vois trois possibles raisons :



  1. Le western comme référence historique de génocide du plus faible par le plus fort : contre la domination d’une culture américaine qui vient écraser la minorité ethnique, la seule solution est de saisir la hache de guerre et de l’abattre sur le chef ennemi. La violence qui a lieu à la fin du film ressemble à toutes les révoltes vaines et inabouties de peuples opprimés. Les références constantes aux Indiens d’une part, et de la domination culturelle américaine d’autre part, érige un paradigme binaire duquel les personnages ne peuvent se défaire. On rappellera que le monstre The Host prenait littéralement source dans l’impérialisme américain et sa puissance militaire omniprésence en Corée. Ici, la contamination américaine est plus subtile et insidieuse, puisqu'elle est linguistique (les apostrophes en anglais incessants des Park), culturelle (les fausses boîtes mystérieuses à la Uber qui répondent à des besoins superflus de gens aisés) et sociale (la seule façon de contaminer le réseau social de l'élite est par un voyage obligatoire aux Etats-Unis). Mais cette contamination n'en est que plus violente, car moins visible.


    1. Le western comme indicateur thématique d’une gentrification culturelle, et de la dissimulation de la violence sociale : les armes des Indiens sont transformées en jouets, leurs tentes en aire de jeux (et en thème de fête d’anniversaire, organisée comme un champ de bataille, selon les propres dires de la mère) et leur mode de vie en rite de passage bourgeois (le boy-scout, qui prend racine dans de vrais leçons de survies dans la nature américaine).


    2. Le western comme genre cinématographique ultime, qui exacerbe les rapports de force entre les cultures, les genres, les ethnies et les classes sociales. Bien avant le western crépusculaire des années 90, du western spaghetti des années 60, du surwestern des années 50, il y avait le western de Ford, qui, dès les années 20, se servait du genre pour construire un microcosme politique de la société américaine, et de la violence inhibée qui lui était inhérente.



Para-site : le lieu d'à côté


Si Snowpiercer construisait tous ses artifices autour du choix horizontal « gauche/droite », la mise en scène de Parasite se concentre sur le haut et le bas, en mettant en place des sous-niveaux infinis. Il est intéressant de remarquer que l’endroit le plus élevé dans la famille pauvre est la salle de bain, qui a pour promontoire les toilettes. La famille est, au sens propre comme au sens figuré, des « sous-merdes » qui survivent sous l’urine et le vomi des passants. La famille riche, elle, a trois, voire quatre niveaux : l’étage supérieur, idyllique et parfait, où l’amour naît entre deux jeunes âmes et où le frère et la sœur s’infiltre en premier. La cave, voire le sous-sol, où les plus démunis font de la servitude volontaire en s’enfermant entre les murs de la maison pour devenir une partie constituante d'une prison sociale. Puis le rez-de-chaussée, où toute la violence atteint son paroxysme (il faut attendre que la gouvernante atteigne les dernières marches de la cave et remonter à la surface pour mourir, puis plus tard, le jardin, véritable jeux de massacres), puisque No Man’s Land et terre du milieu où les différents mondes entrent en collision de la manière la plus brutale qui soit.


Bong Joon-ho se se limite pas à une construction binaire de ses lieux, et par extension, à un conflit social hiérarchique et manichéen : il ne se contente pas d’opposer le haut et le bas, mais décline à plusieurs reprises des forces verticales qui s’affrontent à chaque étage. Ainsi, la sœur rend explicite la différence sociale entre elle et la gouvernante, créant une barrière sociale artificielle entre deux domestiques qui n'avaient pas lieu d'être. La famille pauvre, elle, se cache toujours « sous » un meuble utilisé par les Park, peu importe l’étage où elle se cache, rappelant ainsi leur déterminisme social. Cette cosmogonie se manifeste au-delà de la maison elle-même : la pluie qui vient d’en haut vient inonder la maison d’en bas. Tout est connecté. Les forces ascendantes et descendantes se percutent avec fracas dans chaque scène, qu'elles soient métaphoriques ou littérales., et cette violence n'est que dupliquée par un monde extérieur hostile qui entoure les deux familles et qui complique leur entente.


Finalement, le véritable para-site, le lieu d’à côté, ne serait-ce pas la Corée elle-même, qui fonctionne à l’aune du modèle américain ? La famille Park n’engage la famille Ki-taek qu’à partir du moment où celle-ci parle anglais, fait du name-dropping de lieux américains et singe son obsession de réseaux. Elle imite même sa violence historique en se déguisant en Indiens et en tournant en dérision les violences historiques qui y ont eu lieu. La Corée comme lieu factice, simulacre d'un pays qui la rejette et y impose une force politique invisible mais omniprésente


Παράσιτος : « personne qui mange à la table d’un autre »


Ainsi, Bong Joon-ho en vient à nous interroger sur le sens de son titre. Dans ce maelstrom de rapports de force sociaux, à qui fait référence le Parasite du titre ? Si par définition, le parasite est un organisme qui survit via la contamination des ressources alimentaires d’un organisme qui lui est extérieur, sans contribuer à sa survie, la famille Ki-taek semble être le meilleur prétendant au titre. Mais Bong Joon-go sème le doute en laissant quelques indices : le père Park avoue ne pas vouloir manger chez lui sans gouvernante, puisque personne ne sait faire à manger dans sa famille ; tout comme si les Park dépendaient autant de ses serviteurs que les serviteurs dépendaient d’eux. Et si en effet les Ki-tae volent et mentent, leur aide est mille fois plus précieuse que le salaire qu’ils reçoivent, comme si les Park étaient les véritables parasites, n’apportant aucune aide à la survie des plus nécessiteux.


Parasite, par hasard ?


En 2018, les deux amis mexicains Alfonso Cuaron et Guillermo del Toro sortent tous deux un film sur une femme de ménage dans les années 1960, et qui a pour thème la violence toxique de l’hyper-masculinité sur les minorités.


En 2016 et 2019, les deux amis coréens Park Chan-wook et Bong Jon-hoo axent leur dernier film autour d’une gouvernante, et d’une famille coréenne dans le besoin qui vient infiltrer une famille richissime vivant dans un manoir (au sous-sol mystérieux). L’enjeu des deux films est de savoir qui de la manipulation, l’illusion et la tromperie, ou l’amour entre deux mondes triomphera à la fin.
S’il on croit au Zeitgeist, ce qui est mon cas, on peut voir dans les quatre films une thématique commune née d’un constat politique : l’étiolement des rapports de force sociétaux, qui mène au combat, inévitable mais souvent vain, des plus démunis contre un système qui l’opprime.
On y retrouve ici et là des points communs : dans Roma et Parasite, les micro-agressions de l’élite pavées de bonnes intentions ; dans Mademoiselle et Parasite, l’espoir tout relatif d’un amour qui pourrait venir transcender et abolir les barrières sociales ; etc.


La Palme d’Or de PARASITE n’est donc pas un hasard : elle synthétise le travail de plusieurs grands réalisateurs dont les réflexions et le travail, une fois mis en commun, forment un tout cohérent qui donne le ton aux films à venir. Les vrais parasites, ce sont eux quatre, qui viennent se nourrir les uns des autres d’idées thématiques et cinématiques, pour gagner en force évocatrice de film en film. Résultat : del Toro et Bong gagnent tous deux une récompense rarement, voire jamais, décernée aux réalisateurs de films de genre, alors que leur filmographie est hantée de monstres, qu’ils soient humains ou surnaturels. Cuaron reçoit un déluge de prix pour Roma. Tout fait sens. Il n’y a aucun intrus.

Lear_Yorick
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le 5 juin 2019

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Lear Yorick

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