La passion selon Jean-Luc
Après les expériences et les errances, politiques (le groupe Dziga Vertov) et techniques (les premiers essais vidéos), Godard vient de renouer avec le cinéma « classique », pour le meilleur – Sauve qui peut (la vie), peut-être son plus grand film, où il réussit à adopter une narration non linéaire, non soumise aux figures du récit événementiel, chronologique et classique pour privilégier le temps perçu par les personnages, leur insertion dans des grandes thématiques qui les dépassent mais qu’ils finissent par incarner, l’humour et la dérision venant avec bonheur tempérer le risque d’un sérieux exaspérant, pour un ensemble d’une grande fluidité et d’une grande clarté (!).
Avec Passion, il tente de creuser encore davantage le sillon, de poursuivre les recherches engagées - et évidemment il se plante.
Il s’égare dans l’image/temps, on y reviendra, et évidemment il finit par perdre le spectateur.
Il s’égare dans l’accumulation des (trop) grands thèmes : l’art, le travail, l’art et le travail, l’amour, le sexe, le sexe et l’amour, le langage, la communication, les ratés dans la communication, la beauté …
Il s’égare dans la recherche systématique des correspondances – qui finissent donc pat devenir lourdes, systématiques et un peu naïves : les règles présidant au monde du travail (Isabelle Huppert en ouvrière contestataire) et au monde de l’art (avec la mise en scène d’une production télévisée tournant autour de la reproduction, vivante, de tableaux célèbres) sont évidemment les mêmes ;
Pire, pour que son récit non linéaire, non chronologique, reste compréhensible, Godard en vient à multiplier les coïncidences les plus invraisemblables pour justifier des bifurcations de l’histoire : Isabelle Huppert est ouvrière dans une usine dirigée par Michel Piccoli, dont la compagne/Hanna Schygulla est elle-même propriétaire d’un hôtel, dont toutes les employées sont aussi figurantes sur un film, dont le metteur en scène (Godard en métaphore polonaise) connaît bien sa compatriote, amante du patron, tout en connaissant aussi Isabelle l’ouvrière …
Il s’égare dans l’accumulation des formules, des petites phrases, des jeux de mots souvent lourds, ou abscons, ou niais, un peu à la manière d’un Lelouch (mais on est bien chez Godard, avec l’auto-dérision en garde-fou). Anthologie : « ça avance pas de dire, il faut faire », « dis ta phrase - en principe, les pauvres ont raison … », « le travail, c’est les mêmes gestes que l’amour ; pas forcément la même vitesse, mais les mêmes gestes », « ce n’est pas utile de comprendre, il suffit de prendre », « qu’est-ce qu’une catastrophe ? C’est la première strophe d’un poème d’amour … », « quand vous dites : aimer le travail, aimer, ça vient d’amour ? Non, ça vient pas, ça y va … », « je cherche une phrase définitive, mais je n’en trouve pas » …
Il s’égare enfin dans sa volonté, un peu mégalomaniaque d’être dans l’actualité, ou mieux dans l’histoire, de l’accompagner, de la précéder, de la prophétiser (on lui a tellement dit qu’avec « la Chinoise » il avait annoncé Mai 68 …), de la faire. A l’époque, la Pologne tremble, sur ses bases et sous Jaruzelski - le film sera donc aussi polonais, à commencer par son personnage principal, Jerzy Radziwilowicz , en nouvel avatar de Godard. Et le refus du cinéaste de fiction de rechercher les financements de son film auprès d’un producteur mafieux (qui tente de placer sa fille comme actrice, ou comme prostituée …) , encore moins auprès de Hollywood (le rejet du capitalisme?), tout cela finira par aboutir, à l’extrême fin, au départ des principaux personnages vers le Pologne où l’Histoire, la grande, est en train de se jouer …
Le travail sur le langage, celui du film et celui des personnages, sur la communication, est évidemment essentiel, constant, parfois probant, parfois un peu stéréotypé, parfois niais : décalages constants entre les dialogues et l’image, recours aux langues étrangères (avec des acteurs à accent parfois difficiles à suivre), dialogue perturbé ou gommé par des bruits très parasites,remplacés par des sons plus ou moins musicaux, multiples ratés – Isabelle Huppert bégaie (« parce que la classe ouvrière ne parvient pas à s’exprimer », Godard dixit !), Michel Piccoli tousse constamment (« parce que le patronat s’étouffe », Godard again !!)…
Godard se plante, donc. Mais non sans panache.
Tout d’abord la reconstitution des tableaux, de Rembrandt et sa Ronde de nuit aux œuvres célèbres de Goya (le Tres de Mayo, la Maja nue, le Parasol, la famille royale), de Delacroix (avec l’énorme travail exécuté autour d e l’Entrée des croisés dans Constantinople) à Ingres et à son Odalisque (avec une apparition de Myriem Roussel, en nièce du patron et en figurante, sourde et muette, très nue et très belle), de Watteau au Gréco, tout cela est d’une grande beauté …
Et les passerelles, les échos qui rythment, structurent et scandent le film sont par fois d’une vraie finesse : reprise d’une phrase, en changeant totalement le contexte – la fameuse phrase de l’ancêtre « en principe, les pauvres ont raison), échos dans les images aussi, parfois classiques (d’Isabelle Huppert endormie aux toiles de Goya), parfois filées (Isabelle poursuivie dans l’usine par la police du patron et les poursuites engagées par les Croisés dans les rues reconstituées de Constantinople), parfois totalement biaisées (avec provocation sacrilège à la Godard) : il n’y aura pas dans la réalité d’immaculée conception à la manière du Gréco, « puisqu’on passera par derrière pour que ça ne laisse pas de trace … »).
Et les essais de correspondance entre les arts, cinéma, peinture et musique aussi ne manquent ni de finesse ni de souffle.
Godard écrasé sous ses ambitions, égaré dans un fatras incohérent et vain ? En réalité il n’est pas dupe et il poursuit sa recherche, dont il restera, inévitablement des fulgurances.
La question du récit revient en boucle dans le film, adressée par tous les tiers, au cinéaste de fiction et donc à Godard lui-même : « au cinéma il y a des lois, il y a une histoire et il faut la suivre ». Le metteur en scène tente bien de se défendre, le temps du récit , ce ne peut être que son temps à lui (et on revient à l’image/temps), mais ce sera Raoul Coutard, le grand chef-opérateur, pragmatique et caustique, très indifférent à cette question « intellectuelle » et « essentielle », presque en off, dans une formule improvisée et évidemment conservée par Godard qui aura le dernier mot :
« Non il n’y a pas de loi … », (plus bas), « il y a deux lois, celle du moindre effort qui s’annule par celle de l’emmerdement maximum. »
Godard en maître de la dérision ne pouvait pas laisser passer …