Les plus grands récits ont de fait de l’amour impossible – et donc très brièvement vécu – l’apanage du sublime, et ceux qui permettent que les amants se retrouvent ont pérennisé cette idée d’un absolu, d’une évidence qui rien n’aura pu émousser. Il en va ainsi des grandes thématiques universelles, qu’on ne va pas embarrasser des scories du réel ou des contradictions propres à l’humanité.


Past Lives travaille donc cette idée d’un amour au long cours mis à l’épreuve du temps, de l’espace et des individus. La déconstruction temporelle commence par semer le trouble, l’ouverture du film mettant le spectateur dans la peau d’inconnus qui commentent cet étrange trio à la table d’un restaurant, se demandant quel rôle assigner à chacun. Le retour en arrière nous présente ainsi deux amis d’enfance en Corée, séparés par l’émigration de Nora aux États-Unis, mais qui se retrouveront à 24 et 36 ans, toujours liés par un lien indéfectible. Le sujet premier de Past Lives n’est donc pas véritablement une histoire d’amour, mais davantage celle de deux identités culturelles. On pense évidemment au très beau Retour à Séoul qui procédait aussi par fragments temporels tranchés d’ellipses violentes pour restituer la confusion d’individus déchirés entre leur passé, leurs territoires sentimentaux et un présent à investir. L’ambition de Nora, programmée dès son plus jeune âge pour conquérir l’Amérique, illustre à merveille une mondialisation dans laquelle l’identité se dilue, au risque d’abîmer les êtres – et à quoi répond celle de Hae Sung qui commence à se tourner vers la Chine. Le couple qu’elle forme avec un Américain relève ainsi d’un arrangement lucide, et non dénué de sentiments, où la carte verte et l’intégration font partie du programme, pour un mari qui a compris ne pas pouvoir accéder à l’entièreté d’une femme qui continue de parler sa langue lorsqu’elle rêve. Le fait qu’il finisse par apprendre le coréen, et puisse ainsi parler à Hae Sung prouve certes son dévouement, mais instaure surtout un malaise en brisant un langage qui ne devait appartenir qu’à ceux partageant la vie d’avant.


C’est donc une valse des renoncements qui s’amorce : face au principe de réalité, à la prise de conscience du temps qui passe, et à la lucidité quant à l’impossible retour en arrière, se noue un lyrisme mélancolique qui n’est pas sans rappeler celui d’In the mood for love. Le temps accordé aux silences, à la gêne, aux regards qui sondent ou qui fuient renforce ce rapprochement, associé à la beauté déchirante des visages des comédiens habités par leur immobilité bouleversée. Celine Song, qui signe ici son premier long métrage, les accompagne par une mise en scène d’une empathie assez remarquable, et un travail du cadre qui prend soin de parler pour ceux qui ne peuvent pas tout dire : en mettant hors-champ un mari impuissant face à la force du souvenir, ou en disposant les amants maudits dans des emplacements qui disent tantôt leur désir de partance, tantôt l’inertie de la nostalgie.

Et c’est là que se joue l’essentiel d’un récit qui travaille avant tout l’inaboutissement : une tension vers le renoncement, un jeu cruel avec les attentes d’un spectateur habitué à recevoir la récompense cathartique de la fusion amoureuse. Parce qu’il s’agit de passer à autre chose, et d’accepter l’idée d’avoir mûri : en cela, le rôle du mari, en arrière-plan, est essentiel de bienveillance, et participe activement à cette métamorphose des sentiments : le déchirement fait place à la résilience, et le traveling latéral dans une rue pour l’une, sur la route pour l’autre, accroît autant la distance par rapport à l’autre qu’il initie la possibilité d’un nouvel horizon.

(7.5/10)

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le 15 déc. 2023

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Sergent_Pepper

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