J'ai rencontré une fois une jeune femme qui avait un tout petit tatouage au creux de son poignet : Vol. 2. La questionnant sur le sens de celui-ci, elle m'a dit qu'elle avait eu un très grave accident. En se réveillant, le médecin l'avait informé qu'elle ne serait plus jamais la même. Qu'elle n'allait pas perdre ni ses fonctions cognitives ni ses fonctions motrices mais qu'elle ne serait plus jamais la même. Volume 2. Une nouvelle vie dans une nouvelle version d'elle-même. Je me suis demandé alors, à quel volume étais-je, consciente d'avoir vécu plusieurs vies dans la même vie. Je ne suis plus cette petite fille, ni cette adolescente, ni cette jeune fille ni même cette femme qui a dépassé la quarantaine. Et pourtant…

Past Lives, nos vies passées, comme cela a été traduit, nous amène délicatement vers une réflexion que nous pourrions qualifier d'existentielle. Comme cette chanson qui nous éjecte sans crier gare, vers une époque, vers une situation concrète, vers un moment très précis. Nos décisions. Nos choix. Ces chemins qui se sont croisés. Ce qui aurait pu être mais qui n'a pas eu lieu. Les circonstances. Nos parents, l'argent, la culture, le pays qui nous a vu naître. Nos ambitions, notre passion. Le deuil de ce qu'il n'y est plus mais le deuil aussi de ce qui n'y arrivera pas. Ce que le destin a voulu à tout prix de nous. Malgré nous. Mais les émotions restent intactes.

Sans tomber dans le mélodrame, mais quand même dans une certaine mélancolie ou nostalgie, Song nous raconte l'évolution des deux enfants qui tombent amoureux à l'âge de 12 ans. À cet âge-là, l'amour est pur et sans encombre. Intense malgré l'absence de l'aspect physique. Leurs destins se dissocient, au sens propre et au sens figuré. Cette scène où le garçon part par un chemin et la jeune fille par un autre en dit long. Si cette affection est coupée net, comme dans ce cas-là, elle ne peut que rester intacte. Comme un très bon souvenir inachevé. Mais si l'enthousiasme d'un enfant doit faire face à la vérité perçue par l'adulte, la réalité s'avère cruelle et sans détour.

Past Lives est un voyage, l'histoire d'un couple qui n'en est pas un. Ce bonheur ressenti, cette anxiété, l'espoir lointain de reprendre là où leur amour a été interrompu. Cette étreinte émouvante de ces deux personnes qui ne savent pas quoi se dire. L'affection est restée, mais les personnes, leur chemin de vie a changé.

Si la première étape de leur romance privilégie surtout quelques prises en extérieur, la deuxième étape se renferme. L'écran de l'ordinateur qui leur sert de moyen de communication, s'avère étriqué et aseptisé. Mais la sensualité transperce ce monde virtuel. Leurs conversations sont étrangement romantiques alors que le sujet de l'amour n'est jamais abordé. Nous ne pourrons plus échapper à cette attachement qui les anime. Les toutes premières euphories s'atténuent pour laisser place à la frustration. Que ce soit à Séoul ou à New York, les deux personnages évoluent en parallèle dans des petits espaces. Nous pouvons sentir le manque d'air, l'espoir qui fait marche arrière comme les vagues de la mer. Les moments sans dialogues sont vastes, les silences très denses, rendant les notes, à savoir les coups de pinceau de la vie de chacun, absolument magnifiques, pleines d'émotions et de sens. Le désir se cache à chaque instant derrière chaque silence. Toutes ces paroles qui ne sont pas prononcées, nous prennent aux tripes.

Et puis, la rencontre. Le choc de cultures. L'espace s'élargit. Ainsi comme Lee Isaac Chung l'avait fait avec son pays d'emprunt avant elle, Celine Song s'épanche sur Manhattan avec délicatesse. Nous pouvons sentir son affection, la sensualité qui se dégage des paysages qu'elle aime, exactement comme l'atmosphère qui transpire de l'histoire de ce couple platonique. Cela devient intime sans dépasser la limite. Le film grandit et pour cela, il faut de la place. Les gratte-ciels, en miroir avec ceux de Séoul, la Statue de la Liberté, même les flaques d'eau, tout semble immense. L'amour n'est que plus fort mais il ne peut que se rendre à l'évidence, il n'était possible que dans une autre vie.

À travers ces trois personnages, la réalisatrice explore la complexité des relations humaines. Le passé n'est pas seulement un souvenir mais une empreinte qui nous façonne. L'obstacle n'est pas le mari, mais la vie que chacun s'est forgé de son côté. Celine Song nous expose l'une des innombrables facettes de l'amour. De ce destin qui semble parfois tirer notre main malgré nous.

Étonnamment, ce sera en présence du mari de Nora, qu'ils arriveront à se lâcher, non sans une certaine retenue. Cette scène qui démarre le film, est très forte. Son intensité fait mal. La valise qui nous rappelle continuellement qu'il est de passage, la tension devant le uber, la ville qui suit son cours, une femme qui pleure dans les bras de son mari. Les yeux humides de Teo Yoo, qui rendent humides les nôtres. Ses expressions, toujours tellement appropriées, adéquates. Sa gestuelle corporelle. Le regard de Greta Lee, de face, dans les yeux. Son personnage est une femme qui ne reste pas. Dans une autre vie, elle était quelqu'un d'autre, cela ne l'empêche pas de regarder vers l'avant. John Magaro, qui donne à son personnage une attitude stoïque mais doublée de peur et d'insécurité. Ces deux hommes ont aussi leur part de vie à vivre en commun. Leur propre In-yun.

Past Lives est poignant. Un premier film de la réalisatrice Celine Song imprégné des détails qui vont nous captiver du début à la fin. Une histoire qui n'a pas le même reflet dans son miroir. Une émotion très forte, un film fascinant.





Cooleur_Asia
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le 30 août 2023

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