Même si on n’est pas obligé d’être fasciné par Peter Ibbetson, d’entrer dans le culte initié par André Breton (qui en matière de cinéma, de tout d’ailleurs, était très exclusif) et par les surréalistes, même si on peut émettre des réserves assez conséquentes (ainsi Bertrand tavernier, dans une critique au demeurant très positive – « le triomphe d’un formalisme visuel »), on ne peut pas être insensible à sa dimension intemporelle, assez unique.
On peut sans doute s’interroger sur la part imputable à Henry Hathaway, cinéaste réputé pour ses films d’action, du western au film noir, en passant par les Trois lanciers du Bengale (la même année que Peter Ibbetson) ou Niagara, et dont la qualité des productions était nécessairement tributaire des œuvres adaptées et du travail accompli par les scénaristes. On peut aussi penser que c’est la découverte d’un genre nouveau qui l’a poussé, tout en restant très fidèle au roman adapté, à ce travail formel très approfondi, bien au-delà du seul formalisme.
Car il y a sans doute beaucoup d’habileté, beaucoup de finesse, dans la façon dont le récit est mis en scène. Il repose d’abord sur une fausse piste : l’idée, poursuivie pendant les deux tiers du récit, que l’on assiste à un mélodrame romantique, une romance assez conventionnelle, avec des amours enfantines contrariées et des retrouvailles contrariées. Mais la fin explose tout et toute la construction narrative, réaliste, banale aussi, précédemment explorée est alors anéantie.
Et il s’agit bien, selon les termes mêmes d’André Breton d’une œuvre «qui montre le triomphe de l’amour fou et de la pensée surréaliste. » Le passage au fantastique, l’entrée dans le rêve, ne sont pas présentés classiquement comme un morceau de bravoure, en marge de la réalité, dans un temps parallèle et ponctuel. Rêve et réalité au contraire sont très étroitement imbriqués, avec un minimum d’effets (les rais de lumière venant croiser et éliminer les lignes qui séparent, les barreaux), le réel est aboli par le surréel, et le rêve est d’abord un rêve partagé (une manière de télépathie, bien au-delà de la vie) qui se joue des contraintes de l’espace et du temps. C’est la définition surréaliste de l’amour fou. Intemporel. Qui s’offre, comme la surréalité, à ceux qui savent voir et sur lequel l'extérieur n'a aucune prise.
Et toute la finesse de la réalisation tient précisément dans la préparation, aussi discrète que constante, de ce passage, des pesanteurs et des cruautés de la réalité au triomphe de l’amour fou …
… dans l’art de brouiller les codes – du romantisme et du réalisme au surréalisme, mais aussi de l’impressionnisme de l’enfance, avec ses images vaporeuses, élégantes (et belles) au contraste très marqué, et très expressionniste du retour à la réalité, entre l’ombre et la lumière, entre le noir et le blanc, dans tous les chapitres suivants … avec une forme de synthèse esthétique dans l’ultime mouvement, quand l’invasion de la lumière finit par détruire ces oppositions si marquées …
… dans le traitement « réaliste » du récit, également en trompe l’œil, presque impressionniste également, puisqu’on ne suit pas l’histoire dans son fil événementiel, mais essentiellement à travers quelques situations et quelques personnages presque symboliques,
l’oncle, essentiellement soucieux de la descendance et du nom,
la jeune femme parisienne, disponible et délurée, mais qui n’offre pas l’alternative attendue
le comte et le dressage du cheval sauvage,
l’employeur aveugle qui voit la lumière de la vague dans une toile de Turner,
jusqu’aux gardiens de la terrible prison, représentants terribles de l’ordre, qui ne deviennent plus que des ombres, des silhouettes, des éléments du décor, dès que rêve et réalité se confondent …
… dans les effets, discrets et remarquables de réalisation : à la fin du premier chapitre, le travelling arrière et définitif qui dit bien mieux que les mots le drame de la séparation entre les enfants,
… ou encore, et quels que soient les lieux, le leitmotiv des grilles, des barreaux qui toujours séparent la femme et l’homme .
Je m’en tiendrai à deux perspectives possibles, deux approches, pas forcément originales, mais qui offrent des entrées intéressantes sur Peter ibbetson, sans passer par le filtre surréaliste.
JEUX INTERDITS
La suite. Mais quinze ans avant. La mort des parents. La séparation contrainte, insoutenable, des enfants. Même si les thèmes sont sensiblement différents, il reste la très étonnante similitude des images. Qu’on en juge (même si je n’ai pas trouvé de reproductions en grand format pour Peter Ibbetson (on se contentera de l'agrandissement de la petite image sur le premier site référencé) :
https://www.iletaitunefoislecinema.com/peter-ibbetson-henry-hathaway-1935/
http://culturebox.francetvinfo.fr/cinema/sorties/jeux-interdits-de-rene-clement-ressort-en-version-restauree-160031
LE PARADIS, LE PURGATOIRE, L’ENFER
Une construction du récit, qui recoupe sa division, explicite, en chapitres. Comme les cycles des grands triptyques de la peinture classique, mais avec un au-delà de l’enfer. L’Eden et après.
Le jardin d’Eden effectivement, avec son banc, ses bosquets, ses forêts et ses clairières, dont les enfants seront expulsés. Sans avoir commis de faute.
La vie sociale et son purgatoire, dans laquelle le héros erre, comme absent.
L’enfer de la prison, terrifiant. Jusqu’à l’au-delà de l’enfer.
Et Baudelaire, comme porte ultime. Amour et fuite. Paradis de l’enfance. Moesta et errabunda.
Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs
Et l’animer encor d’une voix argentine
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?