Depuis la calligraphie de son titre même, Paul Thomas Anderson dévoile avec grâce et simplicité ce mouvement aussi précis que minutieux aboutissant à l’œuvre d'un orfèvre qu'est Phantom Thread. Un fil animé venant d'un au-delà sentimental caché, cousu sur le cœur, la figure d'une mère embellie au moment de la perdre lors du mariage de cette dernière. Un fil qui ondule telle une danse de l'élégance dans sa mouvance répétitive, ses boucles aux courbes évocatrices. Toutefois le geste importe moins que ce qui l'anime. Une beauté dès lors possible qui doit transpercer afin de créer, portant le souffle d'un éternel enfant en la personne de Reynolds Woodcock ce couturier de renom qui en compagnie de sa sœur dessinent et modèlent depuis leur huis clos méthodique une Londres mondaine désireuse de paraître.


Ce fil c'est d'abord une musique. L' aiguille perforant les cœurs jusqu'à la moindre parcelle d'âme en offrande. Une majesté signée Jonny Greenwood qui transcende des individus trop esseulés et leurs liens tissés comme déchirés. Une successions de passions entre angoisses et désirs où douceur puis violence se répondent. Une fatalité enivrante où la mort seule peut vivifier si elle est employée avec tendresse. La mort comme l'amour sont alors autant d'inspirations nécessaires à la réalisation de soi. Un dialogue des plus macabres jamais dénué de chaleur ni de délicatesse pour autant. Ou quand la nature mortifère ne peut se passer d'un tissu effleuré.
Inévitablement lever le voile de la création nous renvoie à PTA lui-même. Amoureux de l'art et ses œuvres, traitant de la création comme du statut de son auteur et sa famille recomposée, le cinéaste semble entretenir un rapport fusionnel avec ce monde dévoilé. Phantom Thread est alors cette toile en constante réalisation, ces motifs d'une vie créatrice indissociable d'un vécu constant où caprices puérils et obsessions coexistent. Woodcock en est le dieu calculateur, mathématicien de mondes et mesure de toute chose. Cependant le danger de se perdre et sombrer dans un sublime ne récoltant que le chaos demeure. Le stérile de la réalisation menace et c'est bien par un pacte et son prix qu'on peut aspirer à y remédier.


La réalisation épouse ainsi les intentions de notre couturier à travers un cinéma sublimement imagé, au monde d'un autre temps également. L’œuvre se nourrit de la vie mais dans sa création nous en éloigne paradoxalement aussi. Cet ancrage primordial dans le réel pour notre divin maladif incarné par Daniel Day-Lewis c'est bien Alma, une jeune femme d'un autre lieu, une fille de rien. Mais ce rien authentique apparent est dans les mains d'un artiste la promesse d'un déploiement espéré. Possédant celle qui voulait l'être, PTA filme la création comme éternel dualité entre soi et les autres, la délicatesse côtoyant le violenté. L'amour est la clé, depuis toujours chez notre cinéaste. L’œuvre est l'humain or sous peine de le perdre dans la perfection incarnée la passion doit s'exprimer. Par le dessein amoureux le retournement des rôles se met en place peu à peu. Le réalisateur filme les confrontations dialoguées, ces conflits de regards, le toucher comme la mesure millimétrée. En définitive toutes ces manières de posséder le monde d'autrui qu'il s'agisse d'un tissu comme d'un cœur. Par la figure de l'artiste PTA nous révèle que se rendre possesseur de la nature c'est faire preuve de style au risque de s'y perdre.


Car lorsque l'artifice maladif l'emporte sur tout y compris sur la trop humaine Alma excellemment interprétée par Vicky Krieps, c'est bien par le naturel d'un fruit défendu que cette dernière peut à son tour tisser son œuvre, coudre ses sentiments dans la chair de son tendre enfant. Plus qu'une muse, elle est à son tour artiste. Un amour comme mal nécessaire donc pour celui qui le temps d'un éloignement mondain souhaite inévitablement croquer la vie, la dévorer tel cet hungry boy évoqué. Une force incarnée par la complémentarité des contraires, fusion des opposés pour une aliénation vitale et magnifiée pas sans rappeler The Master à l'indissociabilité existentielle. Le logos laissant place ici à la technè. Une angoisse maladive intimement imagée que seul l'épuisement parvient à interrompre de façon cyclique tel un éternel recommencement moteur d'une vie que l'on risque inévitablement. Un film sur le besoin absolu de créer en l'autre et avec lui pour exister.


Ainsi Paul Thomas Anderson fait la preuve d'une pensée de son art comme de la création et de fait une pensée de la vie qui à la manière d'un style se forge par une réalisation de soi. La vie comme éternelle oscillation artistique où l'autre sera alors amour de mon reflet, miroir d'une mort annoncée ou bien fenêtre de possibilités. À forte dose le remède est poison, mais l'art de son coté conservera sa portée salvatrice comme ultime fatalité.

Chaosmos

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