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La grande couture est une affaire d’orfèvrerie, un art délicat qui demande une minutie, un calme, un silence monacal. C’est dans cette vie-là, au côté de sa sœur Cyril, que Reynolds Woodcock a décidé...
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le 15 févr. 2018
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« Si vous voulez soutenir mon regard, les yeux dans les yeux, vous allez perdre à ce jeu-là. »
La phrase est énoncée très peu de temps après leur rencontre. A ce moment, le spectateur n’a pas forcément conscience que tout le film va s’inscrire dans cet affrontement.
La haute-couture a pu inspirer de grands réalisateurs : l’artiste démiurge, dirigeant une armée de techniciens, créant la beauté, la mettant en scène, et jouant aussi avec la beauté de ses interprètes.
On se souvient, il y a peu, de la tentative de Nicolas Winding Refn avec The Neon demon, aussi ambitieuse qu’ampoulée, d’utiliser l’univers de la mode comme métaphore de celui du cinéma - et aussi d’esquisser un autoportrait de l’artiste dans sa recherche de la beauté absolue, quête illusoire puisque la beauté est innée, immédiate et condamnée à le demeurer. Il n’est pas certain que le film de P.T. Anderson soit moins ambitieux en dépit d’un cadre (très relativement certes) apparemment plus modeste, on y reviendra. Et là encore l’autoportrait n’est pas loin, bien plus explicite même, dans la centration du film sur un génie très solitaire de la haute-couture, dans sa quête de la beauté absolue. Mais celle de son modèle est sans doute d’un tout autre ordre.
Dans cette perspective, on peut aussi songer à un autre film, que P.T. Anderson connaissait peut-être même s’il est aujourd’hui un peu oublié –l’excellent Falbalas, tourné par Jacques Becker en 1945, où l’on retrouve à la fois le cadre, la haute-couture, les ateliers, les couloirs et les escaliers, les petites mains en action, le bourdonnement de la ruche sous la direction d’une manière de gouvernante, à la fois chargée de la gestion technique et de l’harmonie des relations (à présent ce rôle sera confié à la sœur du créateur, au rôle assurément intéressant et plus nuancé qu’on aurait pu, le penser dans un premier temps), et les actrices, toutes plus belles les unes que les autres, au seul service du maître, lui-même écartelé entre son inspiration et sa recherche de la beauté et son amour tragique pour une femme, qui vient bousculer son image d’éternel séducteur. Tout y est, ou presque.
On le retrouve tel qu’en lui-même, ou presque. La moustache en moins, mais toujours le regard plus que travaillé, le regard qui tue, explosant sous l’œil de Scorsese (Gangs of New York) ou sous celui d’Anderson lui-même (There will be blood). Mais le regard a un peu changé – davantage tourné vers l’intérieur, avec une ombre de mélancolie, une touche de vulnérabilité à peine perceptible sans doute, mais là. Quant à la faculté de soutenir le regard de l’autre …
Le casting du film repose sur une initiative géniale – l’idée d’une confrontation entre l’Acteur par excellence (avec toutes les majuscules possibles), qui sur-joue, cela va sans dire, son rôle de génie … et une comédienne peu connue, à la beauté non immédiate, qui va relever le défi.
Dans le film, elle se nomme Alma, prénom rare, et qui fait écho à un autre personnage un autre film (et là s’arrêtera le jeu des références improbables) : Alma Mahler, la femme du grand compositeur dans le biopic baroque et génial consacré à Mahler par Ken Russel – constamment au service de son génie d’époux, qui lui sacrifiera tout, ou presque, mais jamais sa vie de femme jusqu’à ce que la chrysalide prenne son envol, reine parmi les hommes …
P.T. Anderson n’a sans doute pas choisi par hasard le si singulier prénom d’Alma.
La rencontre entre le cinéma et la couture se trouve largement ouverte à d’autres formes d’expression artistique – qui finissent par jouer un rôle essentiel dans le récit.
Et la rencontre entre Reynolds (Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps) a effectivement lieu sous le signe de la cuisine. Pas forcément de la grande cuisine : c’est en effet à l’occasion d’un breakfast pantagruélique monstrueux, à base d’œufs, de bacon et de toasts gras que le hungry young man (selon ses mots à elle) entreprend de séduire la jeune serveuse ; singulier écho et dissymétrie totale avec une scène précédente où le créateur de la mode avait assez cruellement évincé sa dernière conquête (avec l’approbation de sa sœur / gouvernante), après lui avoir signifié qu’il ne mangeait jamais de nourriture grasse … Les humeurs du grand homme rejaillissent très directement sur son alimentation.
Et à l’instant où tout se nouera / dénouera, la cuisine jouera un rôle encore bien plus important, essentiel …
La musique occupe une place aussi importante et tout aussi ambiguë. Il y a, évidemment, l’excellente B.O. de Jonny Greenwood – mais pas seulement, car dans Phantom thread le silence est aussi important que la musique. Dans le Mahler de Ken Russel, précédemment évoqué, Alma parcourait toute la campagne environnante pour imposer le silence à tous les habitants de la terre (des paysans à leurs vaches) afin de préserver la concentration intense de Mahler en pleine phase de création. Dans Phantom thread au contraire, c’est Alma qui provoque tous ces bruits lors de son petit-déjeuner, entre crissement des couverts, craquements des toasts grillés, écoulements liquides, succions (la cuisine à nouveau) … et c’est elle qui provoque la grande colère de son compagnon, en pleine phase de concentration intense et de création …
C’est Paul Thomas Anderson lui-même qui assure dans son film la fonction essentielle de chef-opérateur, et l’élaboration de l’image : pas de meilleur moyen de signifier la confusion avec le héros de son film - dans leur quête partagée de la beauté artistique.
Et très curieusement cette option aboutit à une réalisation apparemment plus « sobre » (on n’ira pas jusqu’à « plus classique »), moins baroque que dans ses précédents opus. Plus d’extraordinaires plans-séquences ni de travellings vertigineux (même si le film s’ouvrait sur des parcours assez virtuoses dans des montées et des descentes d’escaliers assez étouffantes), plus de travellings vertigineux. Ce sont désormais des figures plus discrètes qui s’imposent, en particulier le rôle clé confié à la profondeur du champ : lorsque c’est elle qui apparaît dans la profondeur à l’instant où il évoque pour la première fois, mais sans se retourner (alors qu’il sait sans doute), sa volonté de séparation ; lorsque c’est lui qui apparaît, disparaît (dissimulé par une porte) réapparaît au moment où c’est elle qui s’éloigne, pour une séparation qu’elle a voulu ; et c’est elle à nouveau qu’il aperçoit, dans la profondeur du champ, dans la cuisine, en train de préparer un plat et un départ peut-être encore plus définitif …
Les effets sont sans doute plus discrets – mais pas moins signifiants.
… toujours deux fois dans ce film à deux personnages. Même si le troisième larron, la sœur, la gouvernante, le dragon, joue, au moins pendant un temps un rôle non négligeable avant qu’elle ne soit, de fait, évincée par la nouvelle venue – et avant, curieusement et finement, qu’on s’aperçoive qu’elle finit aussi par adopter son point de vue à elle. Mais elle ne pèse pas sur l’histoire, sur leur histoire.
Il y aura donc deux ruptures en écho, consécutives à des incidents violents : son rejet brutal, odieux de sa part à lui après sa tentative à elle, ambitieuse, absolue, d’un partage à deux, et à deux seulement, pour quelques heures d’abandon privilégié, dans son espace attitré ; puis son nouveau rejet, encore plus définitif, explicitement confié à sa sœur, sa volonté de séparation alors même qu’il sait qu’elle sait.
Et deux réponses absolument semblables, à ces velléités de rupture, sous la forme toujours culinaire de deux repas à base de champignons, d’omelettes qui ont tout à ce moment-là de bouillons d’onze heures. Le facteur sonne toujours deux fois.
On finit par comprendre que ces diverses entrées dans le récit, apparemment si différentes, conduisent vers la même issue – ou la même résolution.
C’est bien, d’abord, un film d’opposition : un conflit entre lui et lui, tout d’abord, entre le créateur exclusivement préoccupé de son art, de la perfection qu’il y instille en toute occasion et l’homme, le séducteur (à moins qu’il ne s’agisse que d’un vieux garçon, un peu maniaque, prisonnier du fantôme de sa mère et de la présence tutélaire de sa sœur, prisonnier aussi de ses habitudes) à présent sollicité par la perspective amoureuse et inconnue.
Mais pour s’imposer celle-ci doit être forte – pour substituer à ce conflit interne une nouvelle opposition entre elle et lui : l’amour comme seule alternative entre la vie (la sienne et ses exigences absolues) et la mort. A ce jeu, les tentatives les plus originales en apparence, comme celle de la journée strictement réservée (après l’exclusion sans prévenir de tous les intrus, l’appropriation des lieux, la rupture des habitudes – pour une fête exclusivement à deux), de même que les ruptures affichées (le départ, seule, à la grande fête nationale, pour rejoindre un autre homme, plus jeune), tout cela reste très insuffisant pour rivaliser avec la quête de la beauté à travers l’art.
Il ne reste plus alors que l’hypothèse de la mort, au-delà de ses frontières – sans autre état d’âme. L’amour est sans doute à ce prix. Et lors de la seconde tentative, alors qu’il voit, qu’il sait, qu’elle sait qu’il sait – elle va tout de même au bout de sa logique – celle d’un amour absolu, sous le signe de la force, et lui accepte de jouer ce jeu mortel. Car il va aussi au bout de sa logique, à elle. Un amour fou.
Avec Phantom thread, Paul Thomas Anderson oublie ses grandes fresques, sa légende du siècle, sa volonté de tracer l’épopée de l’Amérique moderne et d’en démonter les mythes. Son film à présent cerne un tout autre sujet, lui-même sans doute en tant qu’artiste. Et cette ambition-là, finalement mise à mal, n’est sans doute pas moindre.
Et tout avait été dit, presque directement dès les premières scènes :
« Si vous voulez soutenir mon regard, les yeux dans les yeux, vous allez perdre à ce jeu-là. »
A ce jeu-là, le spectateur ne peut que se laisser prendre.
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le 18 févr. 2018
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