Qu’il soit question de perfection dans un film réunissant P.T. Anderson et Daniel D. Lewis n’a rien de bien surprenant : la rareté et la patience avec laquelle les deux hommes construisent leur carrière trouve bien des échos dans l’exposition de ce nouveau récit, où la méticulosité du cinéaste crée l’écrin parfait au génie du comédien. Et là où la démonstration se faisait autrefois dans l’ostentatoire (des plans séquences de l’un dans Magnolia à la performance haute en couleurs de l’autre dans Gangs of New York), la maturité impose la mesure.


Tout n’est en effet que retenue dans cet univers compassé de la haute couture, qui paraît presque sans âge et ne donne que de rares indices sur les années 50 : autour de la figure du démiurge Woodcock, on chuchote, on exécute. La photographie, d’un blanc éclatant et presque clinique, exalte un univers immaculé ceinturé par la rigueur des cadres que rien ne semble pouvoir faire vaciller. Le défilé des robes sublimes, et les incursions dans la haute société convoquent le classicisme d’un Visconti (Le Guépard) et la fascination d’un Bonnello (Saint Laurent), où les silhouettes, les étoffes, les matières et les couleurs provoquent autant l’admiration qu’une forme d’inquiétude par leur perfection presque effrayante.


Anderson prend son temps, et fusionne avec son personnage, rivé à des rituels qui le déshumanisent pour, pense-t-il, exploiter pleinement son génie : la réflexion sur le travail du créateur se fait aussi bien sur le sujet de la couture que celui du cinéma, le réalisateur ayant expérimenté, notamment dans The Master, des voies similaires en termes de rigidité. Si Reynold est à la hauteur de son prestige, c’est parce qu’il se limite à la forme : ainsi de la très belle scène où il ramène Alma chez elle, et où se substitue au banal rapport sexuel une séance de mesure aussi précise que glaçante.


Reynold a forgé son personnage, et sait comment tenir à distance tout ce qui pourrait nuire à son travail : “I think it's the expectations and assumptions of others that cause heartache”, assène-t-il. Son Œdipe (un peu trop appuyé, et finalement assez superfétatoire au regard de l’intrigue générale) est sa blessure, lui permettant de reléguer à l’enfance et dans le deuil toute forme de sentiments.


L’arrivée d’Alma permet donc un renouvellement du cadre, et glisse dans la partition réglée au cordeau l’irruption de notes inattendues, magnifiquement accompagnées, comme toujours, par la BO de Johnny Greenwood. Ce n’est pas un hasard si sa première apparition en serveuse la voit trébucher.
Tout se joue ici : sur ce sens savamment orchestré du déséquilibre, qu’Alma va prendre en charge par un talent inné du camouflage : caméléon de l’univers du maitre, elle se met au diapason en soutenant le regard de l’autre personnage extraordinaire, celui de la sœur. Entre les deux, Reynold lui-même en viendra à fustiger ces « parangons de politesse » pour lesquelles aucun mot ne dépasse, alors que les vérités les plus crues sont débitées de manière acerbe, le plus souvent au petit déjeuner.


Alma fait face : dès le départ, elle soutient le regard, et affirme posément son désir d’être une personne, et non un mannequin de plus. Son talent consiste à jouer des codes environnants pour les parodier, et permet au film un recours tout à fait salutaire à l’humour : l’irritation du grand maitre par des bruits inappropriés aux repas, la critique de son monde, et la permission qu’elle lui donne pour l’audace. Ainsi de cette manigance digne des plus grands stratèges lorsqu’elle fusionne avec le radicalisme de son mari pour aller récupérer la robe qu’il a faite à une richissime mais vulgaire cliente.


Dans Phantom Thread, il ne s’agit pas de chercher la femme : Reynold l’a trouvée, c’est lui qui est allé la chercher ; il sera question, pour elle, de chercher la faille. Et Alma en trouvera plusieurs : la première, c’est la faim de cet homme, à qui elle sert un déjeuner pantagruélique le jour de leur rencontre ; la seconde, c’est son recours au secret, notamment dans ces messages qu’il glisse dans les doublures, notamment un « never cursed » qui clame si haut un désir de contrôle qu’elle en prend le contre-pied.


Alors qu’on pouvait s’attendre à une lutte à couteaux tirés avec la sœur, le silence prévaut. Cyril a compris, bien avant son frère, qu’Alma était d’une autre trempe, le reconnait (« I’m fond of her ») et, surtout, la regarde agir. Alma, depuis le début, est en réalité l’élément structurant du récit : le recours à un entretien rétrospectif, très longtemps mystérieux (à qui parle-t-elle ? à quel moment ? dans quelles circonstances ?) souligne sa maîtrise et sa domination. Son insolence discrète, son espièglerie, ses revendications transcendent de loin la mission qui pouvait être la sienne : celle de se borner à être une muse, à savoir l’outil du mâle. Ce renversement se produit dans la durée, et permet à chaque camp d’avancer ses pions. Reynold sort de ses gonds, la sœur la juge à sa juste valeur, et Alma poursuit ses sourires.


Mais Anderson est bien trop intelligent pour se limiter à un biopic conventionnel sur les affres de la création : la dissonance n’est pas seulement celle du cœur, et s’il est un sujet qui le passionne (qu’on se souvienne du sommet de sa filmographie, There Will Be Blood), c’est bien la cruauté. Alliée ici à la subtilité britannique, elle propose une dérive vers un humour noir audacieux, qui permet au dernier quart du film d’éviter tous les pièges inhérents à ce type de récit.


Cette variation sur le syndrome de Münchhausen par procuration aurait pu se limiter à une banale histoire de vengeance : Anderson la transforme un duo passionnel, et, reconnaissons-le, tout à fait passionnant. Cette préparation des champignons (qui rappelle ces moments assez savoureux d’affirmation d’émancipation féminine dans Les Proies) oppose au talent de Reynold l’antidote, par le poison, de ses démons intérieurs. L’amour qu’il a pour Alma suppose qu’il baisse la garde, quitte à ce qu’elle le force, de temps à autre, à souiller une robe virginale, et redevienne un corps fragile. Il n’est donc pas question de ramener à la raison un génie perdu dans ses limbes, mais de lutter avec lui à armes égales. De ce point de vue, ce personnage féminin propose un formidable récit initiatique vicié, tendu, audacieux et étonnant.


Le « fil fantôme », cette capitulation passagère, est donc le secret d’une libération : Reynold le comprend, et accède à une complicité qu’il pensait inaccessible, celle d’un état où les e*xpectations and assumptions* seraient, enfin, les siennes et non celles des autres.


C’est aussi cette lucidité brillante d’un cinéaste face à sa propre mécanique : un mouvement qui se grippe, une mélodie qui crisse, une course qui se désaxe : autant d’épingles acérées dans les engrenages conférant à son œuvre une singularité étonnante, qu’on peine à trouver encore dans les œuvres contemporaines.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 6 mars 2018

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