Il est des films qui, pour des raisons souvent inexplicables, vous attrape pour ne plus jamais vous relâcher, en bien comme en mal. Des films vous forçant à l’introspection tant ils touchent à votre inconscient, tant il paraissent comme des rêves, ou des cauchemars. « Phenomena » dispose d’un gout unique, familier au cinéma de Dario Argento : celui de la soupe de cadavres. C’est répugnant, n’est-ce pas ? Et pourtant, ici, ce gout se révèle succulent, exquis, et pour finir, jouissif. C’est dire à quel point « Phenomena » est une œuvre immonde, révélant le merveilleux dans l’abject le plus inné. On serait tenté de parler ici d’un cinéma quasi surnaturel, où l’objectivité trouve difficilement sa place. Plus qu’un orage, Argento met sous nos yeux un ouragan aux allures de paradis, s’accaparant une remarquable maitrise de son médium, aussi viscérale qu’onirique, aussi obscure que flamboyante, aussi abordable qu’inexprimable.


Images et phéromones.


« Phenomena » a aussi bien l’apparence d’un conte pour enfant qu’il pourrait être l’adaptation d’un manga ultra-violent. Nous sommes ici bien loin du baroque de « Suspiria », de la nébulosité d’« Inferno », ou de la perversion de « Ténèbres ». Ici, Argento arrive à un cinéma sans forme, où il n’y a plus d’images, plus de scénario, plus d’attraction, ni même d’abstraction ; mais seulement ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Ou plutôt, ce que l’on choisi de voir, ou pas. Car « Phenomena » est un film s’articulant uniquement autour de la suggestion, relatant l’idéal de maculer l’immaculé. Et justement, en parlant de « maculer l’immaculé », le pitch de « Phenomena » n’est pas sans faire penser à celui de « Suspiria », à savoir le récit d’une étudiante américaine débarquant dans une vieille Europe ensorcelée. Chose à savoir, Dario Argento, — comme il le détaillait dans son auto-biographie — était lui-même un élève incommode au système éducatif ; et à l’instar de « Suspiria », il présente ici une école sibylline où les jeunes filles disparaissent les unes après les autres, sur fond d’une mythologie absolument merveilleuse, se liant à la présentation d’une géniale « Transylvanie suisse », dont les habitants sont rendus fous par les vents.


Autre point commun avec « Suspiria », « Phenomena » démarre d’emblée avec le meurtre spectaculaire d’une jeune fille, opposant la beauté virginale de cette dernière à la présence immatérielle de son meurtrier. De celui-ci, nous ne voyons rien, pas même la moindre partie de son corps ; et c’est à cet instant que la comparaison avec « Suspiria » s’arrête. Si les deux films laissent paraitre un penchant pour la déformation et le vertige onirique, « Suspiria » est davantage à considérer comme un film « choc », tandis que « Phenomena » n’est autre qu’un film de « malaise », retournant les valeurs tout en brisant les frontières du bien et du mal.


Cadavre exquis. 


Ainsi, se soulève une problématique des plus ambitieuses : serait-ce possible de parler de « Phenomena » comme d'un film nietzschéen ? Car ce que nous n'avons pas encore dit, c'est que l'héroïne, Jennifer, possède un pouvoir télépathique, lui permettant de communiquer avec les insectes, et d'assembler de gigantesque nuées de mouches, avec des desseins potentiellement meurtriers. Forcément, nous pensons à la quatrième plaies d'Egypte, ainsi qu'à la symbolique biblique de cet animal, présenté comme étant maléfique. Et Dario Argento ne se prive pas de faire appel, ici, à l'une des pires variété : la mouche à damier, une espèce se nourrissant et se reproduisant exclusivement dans la viande avariée. Ainsi, « Phenomena » oppose directement la beauté de Jennifer Connelly à ce qu'il y a de plus inhumain. Et lorsque de la jeune fille parle de sa relation avec ces insectes, c'est le mot « amour » qui est évoqué, rendant la chose d'autant plus troublante. Et cette communion avec la nature est d'autant plus malsaine, sous la lumière d'une lune candide, éclairant avec délice ce théâtre surnaturel embellie par la bande originale de Goblins.


Ainsi, le rapport presque libidineux qu'entretient Jennifer avec les insectes n'a de cesse de se confirmer. Lorsque cette dernière est en danger, ce sont les insectes qui viennent la prévenir, ou la sauver, contrairement aux humains, où l'on recense notamment cet inspecteur inefficace. Nous, spectateurs, ne sommes donc pas contre, mais avec ces bêtes et ces maléfices. Et en se targuant d'une surenchère trompeuse, « Phenomena » met l'accent sur l'émancipation, sur fond de « Flash of the Blade », en traitant ici  une vision cadavérique du monde adulte.


Dans « Phenomena », les adultes n'ont que de mépris pour les dons télépathiques et le somnambulisme de Jennifer. Folie pour certains, menace pour d'autres, la jeune fille est perdue dans un éco-système éducatif sévère, et rationalisé, qui la méprise. Cependant, Jennifer a tout de même un ami : le professeur John McGregor (interprété par Donald Pleasence ), un chercheur infirme, misanthrope, entomologiste, et lui-même entouré d'animaux — dont une femelle chimpanzé appropriée à l'usage de l'arme blanche. Le long du film, McGregor est, aux yeux de Jennifer, l'apparition d'un père absent, remplissant aussi bien le rôle d'un père idéal. Nous remarquons, par ailleurs, l'absence des parents de Jennifer, mais aussi que la mère n'est jamais évoquée, et que son père est littéralement traité comme un fantôme de son passé. C'est là que tient cette mélancolie débordante : la distance entre une fille et son spectre paternel, le tout personnifié par une élégance monomane. À ce titre, ne tarde pas à émerger l'idée qu'Argento cadre, avec « Phenomena », un hommage à ses filles, qu'il n'a lui-même pas l'occasion de voir. Et en plus d'une œuvre vraisemblablement très personnelle, dans laquelle il se donne donc le rôle de la chimère, Dario Argento accumule ici les effets visuels pour mieux mettre en image ce joyeux cauchemar. Jaillissements graphiques, mise en scène au cordeau et tendresse poétique envoutent au fur à mesure que le film enchaine les genres, tout en citant les plus impressionnantes partitions horrifiques, jusqu'à la folie furieuse finale.


En mêlant sensibilité et putréfaction, « Phenomena » prend les allures d’un conte fonctionnant avec une logique infantile. Parallèlement, n’hésitons pas à aborder l’aspect le plus abstrait du film : son romantisme. Comme nous l’avions déjà vus plus haut, Dario Argento invente à son œuvre l’environnement d’une « Transylvanie suisse » où les vents rendent fous, tout en opposant les formes. Cela suffit à créer au film une atmosphère où l’horreur est partout, lui insufflant un pouvoir divin tout en rendant la pellicule totalement immatérielle, par les moyens les plus simples et les formes les plus pures : celles dans lesquelles l’urgence et la cruauté permettent de mieux cadrer le non-vu, et donc l’invisible. Les dernières minutes du film paraissent, alors, maladroites, tant elles sombrent dans un capharnaüm de terreur, à grand coup de séquestrations, de bain de cadavres, de tortures, de mutations, d’incendies, d’animaux tueurs et de maléfices. Pourtant, Dario Argento, si il sombre dans l’immodération, ne trahit en rien la force tranquille de « Phenomena ». Intervient alors un scène incroyable : celle où Jennifer se rend compte qu’elle est enfermée chez l’assassin. Comment ? Elle découvre une forte présence de larves de mouche à damier. Mais comme il est dit plus tôt dans le film, ses larves ne se trouvent que dans la chair en putréfaction. Pourtant, Jennifer les découvre sur un bloc de savon, soit l’opposée idéale d’un cadavre.


In fine, « Phenomena » nous invite à découvrir les reflets de nos pires cauchemars, sans avoir la prétention de vouloir à tous prix nous terroriser. En allant dans la surenchère sans pour autant chavirer dans la disgrâce, Dario Argento nous livre un objet filmique volontiers bâtard, mais se conservant d’une élégance sortant de toute logique narrative. La cohérence de cette œuvre, ainsi que sa gradation et ses détails, l’ancrent de le réel, mais son absurdité la précipite dans l’onirisme, le magique. C’est là que « Phenomena » s’avère un film des plus merveilleux : sa grâce somnambule, son irréalité, et enfin, son invisible ; sa manière de mettre subtilement en scène un affrontement entre la modestie enfantine et le monde adulte, le tout sous les traits d’un cauchemar endolorie. À vrai dire, « Phenomena » est parmi les chef-d’œuvre que l’on ne peut que déconseiller, de ceux dont l’audace traverse l’esprit, pour frapper notre inconscient en plein cœur. Un conseil, donc : ne prenez pas ce bestiaire au sérieux. N’écoutez pas sa musique. Et surtout, ne mangez jamais de soupe de cadavres. Car c’est ce qu’il y a de plus beau dans le cinéma de Dario Argento : cet enfer glacial dont on moque le ringard, avant que ce dernier ne nous dévore de l’intérieur. Envoutant et illuminé, voilà un archétype du film qui donne envie de cinéma, de pur cinéma, assoiffé de violence, et d’amour. Un amour profond comme le rouge. Comment dit-on déjà ? Maestria.


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le 13 juil. 2018

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