La reconstruction d'une mère
Fraîchement sorti sur Netflix, le dernier film de Kornel Mundruczo, Pieces of a Woman, est une œuvre tenace et bouleversante sur le deuil et la reconstruction d’une femme, incarnée par...
Par
le 10 janv. 2021
35 j'aime
5
Voir le film
Changement de registre pour Kornél Mundruczó : après White God et La Lune de Jupiter, qui jouaient du paranormal ou de l’anticipation, le réalisateur hongrois s’invite à un drame intimiste et psychologique, permettant au passage à la comédienne Vanessa Kirby, membre active des franchises Fast & Furious et Mission : Impossible, de diversifier elle aussi sa palette d’interprétation. Un choix néanmoins motivé par une expérience intime, relayée par sa femme à l'écriture, le couple ayant traversé l'épreuve du deuil périnatal.
(la critique contient des spoils)
Pieces of a woman rejoint par certaines similitudes le récent Madre de Rodrigo Sorogoyen : un portrait de femme confronté au pire, la perte d’un enfant, à la suite d’un prologue suffoquant qui restitue l’événement en temps réel par le recours au plan-séquence. La terrible introduction au téléphone dans Madre fait ici place à un plan unique de 25 minutes sur l’accouchement, tour de force technique qui embarque le spectateur dans une temporalité on ne peut plus anxiogène, et l’immerge dans cet ascenseur émotionnel qui n’aura pas la conclusion espérée.
A ce temps long succède un autre, celui de l’après, étalé sur plusieurs mois ponctués par l’avancement de la construction d’un pont sur lequel travaille le père, tandis que le délitement et l’éboulement sont de mises dans le couple, reprenant dans sa chair la théorie des résonnances sur les grands édifices architecturaux. Le récit, dense et profus, propose ainsi un état des lieux sur tous les fronts pour radiographier l’étendue de l’effondrement : dans le couple, au travail, avec la famille et face à la justice qui tente laborieusement de prendre le relai.
C’est donc un deuil fragmenté qui se construit, et qui montre aussi comment la communauté prend en charge différentes stratégies pour tenter, comme le dit la mère, de relever la tête. Alors qu’on pense deviner dans un premier temps une opposition un peu binaire qui fustigerait l’aveuglement maladroit de l’entourage, qui souhaite une reconstruction passant par les procédures et la judiciarisation, le portrait se fait plus subtil pour évoquer les impasses d’une femme qui se bloque et cherche ses propres voies de traverse, au risque de sombrer. Sur le plan de l’écriture, tout n’est pas toujours aussi subtil que l’incarnation sur le fil de Kirby, quelques motifs venant un peu empeser la démonstration (l’adultère, l’alcool, la drogue, la vaisselle dans l’évier…), mais le recours aux ellipses temporelles permet de les équilibrer pour se concentrer davantage sur les étapes que suit le couple dont les parcours divergent inexorablement.
La dynamique est pertinente dans la mesure où elle fait la part belle au gouffre tout en laissant entrevoir, sur ses dernières séquences, des voies de reconstruction, signifiées depuis le début par ce pont qui deviendra, sinon le lieu que traversera l’enfant, au moins celui de ses funérailles. Lors du procès, Mundruczó jusqu’alors assez discret dans sa mise en scène après le plan-séquence inaugural, opte pour d’étranges cadrages qui coupent les visages et se concentrent sur les cous. Une façon, peut-être, de prendre en charge la manière dont Martha a dû passer par un regard désaxé pour entrevoir la situation, qu’elle ne pouvait décemment pas contempler frontalement, se ménageant ces voies de traverse par la symbolique (les pépins de pomme) ou la progressivité (les photos en négatif). Sans totalement renier les maladresses de son entourage, dont elle saura capter quelques élans, Martha parvient à trouver sa voie : en laissant à sa mère un rôle, en laissant à la justice l’émergence de la parole, en autorisant à son couple de mourir ; en contemplant, enfin, avant de le laisser reposer dans les eaux, le corps de celle qui était devenue un fantôme.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Portrait de femme, Les meilleurs films sur la vie de couple, Les meilleurs plans-séquences du cinéma, couple et Netflix
Créée
le 8 janv. 2021
Critique lue 3.1K fois
80 j'aime
3 commentaires
D'autres avis sur Pieces of a Woman
Fraîchement sorti sur Netflix, le dernier film de Kornel Mundruczo, Pieces of a Woman, est une œuvre tenace et bouleversante sur le deuil et la reconstruction d’une femme, incarnée par...
Par
le 10 janv. 2021
35 j'aime
5
J'attendais ce film de pieds fermes. Peut-être trop. Je suis fasciné par les projets forts en émotion et PIECES OF À WOMAN me semblait être de cette trempe.Sur le thème du deuil prérinatal, sujet...
Par
le 10 janv. 2021
20 j'aime
Pieces of A Woman, de Kornél Mundruczó (White Dog) et produit par Martin Scorsese (après qu'il ait vu et fortement apprécié le film) ou encore Sam Levinson (Euphoria), offre à Netflix un film pensé...
Par
le 8 janv. 2021
20 j'aime
6
Du même critique
Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...
le 6 déc. 2014
774 j'aime
107
Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...
le 14 août 2019
715 j'aime
55
La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...
le 30 mars 2014
618 j'aime
53