Un film nihiliste qui fait de la jouissance sexuelle une variable d'ajustement sur l'autel du capitalisme, en questionnant notre position voyeuriste comme condition préalable à l'exploitation des failles humaines. La cinéaste suédoise fait plus que dénoncer l'industrialisation du désir (essentiellement) masculin, elle théorise l'idée que les notions de vice et de vertu que l'on s’évertue à moraliser selon des schémas manichéens sont beaucoup plus étanches et transversales qu'elles n'y paraissent. Le parcours de cette néophyte n'est pas aussi malléable et linéaire qu'on pourrait le penser, et malgré la violence patriarcale inhérente subie, elle n'est jamais complètement victimaire de celui ci. Elle parvient même à l'intérioriser pour mieux la retourner avec encore plus de véhémence à l'égard de celles et ceux qui pensaient la dominer. Savons nous vraiment faire la part des choses entre ce qui relève de nos fantasmes intrinsèques et ceux objectivés par l’injonction viriliste véhiculés par des siècles de représentation? Sommes nous propriétaires de nos sexualités ou les sujets inconscients d'une subjectivité fabriquée par un environnement performatif? Le film ne donne aucune réponse limpide à ces questions car son but n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points (bien qu'elle ne se prive pas de tancer les rouages pervers de ce système). Il esquisse plutôt des pistes de réflexion que chacun saisira selon ses propres hiatus intellectuelles et philosophiques. Si l'on pouvait peut être lui reprocher quelques déviations de trajectoire, ce serait sans doute une certaine fascination pour l'iconographie trash de l'univers gangsta du rap/hip-hop américain, ainsi q'une propension assez fatiguante a abuser d'effets stroboscopiques pour rendre compte de cet emprisonnement mental. Des travers qui n’empêchent pas le résultat final de distiller un malaise de plus en plus diffus au fur et à mesure, à n'en point douter l'effet recherché pour nous bousculer.
"À sa dévotion schizophrène se heurtent les unes après les autres toutes les réalités concrètes que dans son idéal elle n’a pu anticiper. Les douches vaginales et anales obligatoires (qui lui donneront inévitablement une bonne mycose) afin d’être « fraîche » pour ses partenaires. Le déroulement pratico-pratique d’un tournage, avec leur aléas de mollesses et de craintes. La manipulation déguisée en encouragements réconfortants. Le chantage du consentement par l’argent et la notoriété. Le harcèlement et le viol sous contrat. La réelle souffrance derrière la violence faussement simulée. Les femmes labellisées. Les hommes noirs ostracisés. Ninja Thyberg ne cède pas à l’objectivisation de son personnage que lui recommanderait l’univers qu’elle décrit. C’est à travers les yeux et le corps de Bella que l’on endure cette exploration des coulisses. Tout est si cru et palpable que ça en devient absurde, irréel et cauchemardesque.
Et pourtant, malgré un female gaze évident, les motivations profondes de Bella demeurent impénétrables. Comme si la distance nécessaire au bien-être de l’actrice (Sofia Kappel) instaurait une distance émotionnelle avec le personnage qu’elle incarne. Difficile d’atteindre un sujet qui se prend pour un objet. Ce n’est que dans une dernière scène de tournage, alors que, dotée d’un phallus de silicone, elle brusque le corps de sa partenaire devant les regards satisfaits de l’équipe technique masculine. Les cartes sont rebattues, elle est pour la première fois en position dominante, grâce à un godemichet. Même si elle profite de ce moment de pouvoir, elle entrevoit sa propre condition d’objet dans le corps l’actrice qu’elle pénètre. Elle retourne la violence physique, sociale et morale qu’elle avait endurée sans concession jusqu’à ce retournement fatal.
Malgré ses couleurs aguicheuses et sucrées, le film dépeint avec autant d’honnêteté que de cruauté le désenchantement de son héroïne dans un univers toxique. Terrible, Pleasure n’a rien à envier aux meilleurs films d’horreur"
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